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qui nous empêchent de nous sentir nous-mêmes, se persuader qu’il n’est pas possible que l’homme soit libre de même qu’un sage stoïcien à qui rien ne manque, et qui philosophe à son aise, peut s’imaginer que la douleur n’est point un mal, à cause que le sentiment intérieur qu’il a de lui-même ne le convainc point actuellement du contraire. Il peut prouver, comme a fait Sénèque, par des raisons qui sont en un sens très véritables, qu’il y a même contradiction que le sage puisse être malheureux.

Néanmoins, quand le sentiment que nous avons de nous-mêmes ne suffirait pas pour nous convaincre que nous sommes libres, nous pourrions nous en persuader par raison. Car, étant convaincus par la lumière de la raison que Dieu n’agit que pour lui, et qu’il ne peut nous donner de mouvement qui ne tende vers lui, l’impression vers le bien en général peut être invincible, mais il est clair que l’impression qu’il nous donne vers les biens particuliers doit nécessairement être telle qu’il dépende de nous de la suivre ou de suspendre notre consentement à son égard. Car, si cette impression était invincible, nous n’aurions pas de mouvement pour aller jusqu’à Dieu, quoiqu’il ne nous donne du mouvement que pour lui ; et nous serions nécessités de nous arrêter aux biens particuliers, quoique Dieu, l’ordre et la raison nous le défende. De sorte que nous ne pècherions point par notre faute, et Dieu serait véritablement la cause de nos dérèglements, puisqu’ils ne seraient pas libres, mais purement naturels.

Ainsi, quand nous ne serions pas convaincus de notre liberté par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, nous pourrions découvrir par la raison qu’il est nécessaire que l’homme soit créé libre, supposé qu’il soit capable de désirer des biens particuliers, et qu’il ne puisse désirer ces biens que par l’impression ou le mouvement que Dieu lui donne sans cesse pour l’aimer, ce qui se peut aussi prouver par la raison. Mais il n’en est pas de même de la capacité que l’on a de souffrir quelque douleur. Pour découvrir qu’on a cette capacité, il n’y a point d’autre voie que le sentiment intérieur ; et néanmoins personne ne doute que l’homme soit sujet à la douleur.