sensations, elle fait effort pour s’en former une image corporelle ; elle se cherche dans tous les êtres corporels ; elle se prend tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre ; tantôt pour l’air, tantôt pour le feu, ou pour l’harmonie des parties de son corps, et, se voulant ainsi trouver parmi les corps et imaginer ses propres modifications, qui sont ses sensations, comme les modifications des corps, il ne faut pas s’étonner si elle s’égare et si elle se méconnaît entièrement elle-même.
Ce qui la porte encore beaucoup à vouloir imaginer ses sensations, c’est qu’elle juge qu’elles sont dans les objets et qu’elles en sont même des modifications, et, par conséquent, que c’est quelque chose de corporel et qui se peut imaginer. Elle juge donc que la nature de ses sensations ne consiste que dans le mouvement qui les cause, ou dans quelque autre modification d’un corps ; ce qui se trouve différent de ce qu’elle sent, qui n’est rien de corporel et qui ne se peut représenter par des images corporelles. Cela l’embarrasse et lui fait croire qu’elle ne connait pas ses propres sensations.
Pour ceux qui ne font point de vains efforts afin de se représenter l’âme et ses modifications par des images corporelles, et qui ne laissent pas de demander qu’on leur explique les sensations, ils doivent savoir qu’on ne connaît point l’âme ni ses modifications par des idées, prenant le mot d’idée dans son véritable sens, tel que je le détermine et que je l’explique dans le troisième livre, mais seulement par sentiment intérieur[1] ; et, qu’ainsi, lorsqu’ils souhaitent qu’on leur explique l’âme et ses sensations par quelques idées, ils souhaitent ce qu’il n’est pas possible à tous les hommes ensemble de leur donner, puisque les hommes ne peuvent pas nous instruire en nous donnant les idées des choses, mais seulement en nous faisant penser à celles que nous avons naturellement.
La seconde erreur où nous tombons touchant les sensations, c’est que nous les attribuons aux objets. Elle a été expliquée dans les chapitres xi et xii.
V. La troisième, est que nous jugeons que tout le monde a les mêmes sensations des mêmes objets. Nous croyons par exemple que tout le monde voit le ciel bleu, les prés verts, et tous les objets visibles de la même manière que nous les voyons, et ainsi de toutes les autres qualités sensibles des autres sens. Plusieurs personnes s’étonneront même de ce que je mets en doute des choses qu’ils croient indubitables. Cependant je puis assurer qu’ils n’ont jamais eu aucune raison d’en juger de la manière qu’ils en jugent, et quoique je ne puisse pas démontrer mathématiquement qu’ils se
- ↑ Deuxième partie, ch. 7. Voy. aussi l’Éclairc. sur le même ch.