qu’elle nous aime, et nous avons quelque peine à nous imaginer qu’elle ait dessein de nous nuire, ni de s’opposer à nos désirs. Mais si la haine succède à l’amour, nous ne pouvons croire qu’elle nous veuille du bien ; nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part ; nous sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance, quoiqu’elle ne pense pas à nous ou qu’elle ne pense qu’à nous rendre service. Enfin nous attribuons injustement à la personne qui excite en nous quelque passion toutes les dispositions de notre cœur ; de même que nous attribuons imprudemment aux objets de nos sens toutes les qualités de notre esprit.
De plus, par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que nous croyions qu’ils en puissent être agités. Nous pensons que l’on aime ce que nous aimons, ou que l’on désire ce que nous désirons ; et de là naissent les jalousies et les secrètes aversions, si le bien que nous recherchons ne peut être possédé tout entier de plusieurs : car si plusieurs personnes peuvent le posséder sans le diviser, comme le souverain bien, la science, la vertu, etc., il arrive tout le contraire. nous pensons aussi que l’on hait, que l’on fuit, que l’on craint les mêmes choses que nous ; et de la viennent les liaisons et les conspirations secrètes ou manifestes selon la nature et l’état de la chose que l’on hait, par le moyen desquelles liaisons nous espérons de nous délivrer de nos misères.
Nous attribuons donc aux objets de nos passions les émotions qu’ils produisent en nous ; et nous pensons que tous les autres hommes, et même quelquefois que les bêtes en sont agitées comme nous. Mais outre cela nous jugeons encore plus témérairement que la cause de nos passions, qui n’est souvent qu’imaginaire, est réellement dans quelque objet.
Lorsque nous avons un amour passionné pour quelqu’un, nous jugeons que tout en est aimable. Ses grimaces sont des agréments ; sa difformité n’a rien de choquant ; ses mouvements irréguliers et ses gestes mal composes sont justes, ou pour le moins ils sont naturels. S’il ne parle jamais, c’est qu’il est sage ; s’il parle toujours, c’est qu’il est plein d’esprit ; s’il parle de tout, c’est qu’il est universel ; s’il interrompt les autres sans cesse. c’est qu’il a du feu, de la vivacité, du brillant ; enfin s’il veut toujours primer, c’est qu’il le mérite. Notre passion nous couvre ou nous déguise de cette sorte tous les défauts de nos amis, et au contraire elle relève avec éclat leurs plus petits avantages.