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est aussitôt déterminé conformément à ce que l’esprit aperçoit. L’âme s’approche de cet objet par son amour, afin de le goûter et de reconnaître son bien par le sentiment de douceur que l’auteur de la nature lui donne comme une récompense naturelle de ce qu’elle se porte au bien. Elle jugeait que cet objet était un bien par une raison abstraite et qui ne la touchait pas ; mais elle en demeure convaincue par l’efficace du sentiment, et plus ce sentiment est vif, plus elle s’attache au bien qui semble le produire.

Mais si cet objet particulier est considéré comme mauvais ou comme capable de nous priver de quelque bien, il n’arrive point de nouvelle détermination au mouvement de la volonté, mais seulement une augmentation de mouvement vers le bien opposé à cet objet qui paraît mauvais, laquelle augmentation est d’autant plus grande que le mal parait plus à craindre. Car, en effet, on ne hait que parce que l’on aime, et le mal qui est hors de nous n’est jugé mal que par rapport au bien dont il nous prive. Ainsi le mal étant considéré comme la privation du bien, fuir le mal c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien. Il n’arrive donc point de nouvelle détermination dans le mouvement naturel de la volonté à la rencontre d’un objet qui nous déplait, mais seulement un sentiment de douleur, de dégoût ou d’amertume, que l’auteur de la nature imprime en l’âme comme une peine naturelle de ce qu’elle est privée du bien[1]. La raison toute seule ne suffisait pas pour l’y porter, il fallait encore ce sentiment affligeant et pénible pour la réveiller. Ainsi dans toutes les passions, tous les mouvements de l’âme vers le bien ne sont que des mouvements d’amour. Mais parce qu’on est touché de divers sentiments selon les différences circonstances qui accompagnent la vue du bien et le mouvement de l’âme vers le bien, on confond les sentiments avec les émotions de l’âme, et on imagine autant de différents mouvements dans les passions qu’il y a de différents sentiments.

Or, il faut ici remarquer que la douleur est un mal réel et véritable, et qu’elle n’est pas plus la privation du plaisir que le plaisir est la privation de la douleur ; car il y a différence entre ne point sentir de plaisir ou être privé du sentiment de plaisir et souffrir actuellement de la douleur. Ainsi tout mal n’est pas tel précisément à cause qu’il nous prive du bien, mais seulement, comme je me suis expliqué, le mal qui est hors de nous et qui n’est point une

  1. Avant le péché ce sentiment n’était point une peine, mais seulement un avertissement : parce que, comme j’ai déjà dit, Adam pouvait, lorsqu’il le voulait, arrêter le mouvement des esprits animaux qui causaient la douleur. Ainsi s’il sentait de la douleur. c’est qu’il le voulait bien ; ou plutôt il n’en sentait point, parce qu’il n’en voulait point sentir.