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qu’il ait quelque inclination toute pure sans mélange de quelque passion petite ou grande. Ainsi l’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprits qui rendent cet amour sensible, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas à cause que l’on a presque toujours d’autres sentiments plus vifs, de même que la connaissance des choses spirituelles est toujours accompagnée de quelques traces du cerveau qui rendent cette connaissance plus vive, mais d’ordinaire plus confuse. Il est vrai que bien souvent on ne reconnaît pas que l’on imagine quelque peu dans le même temps que l’on conçoit une vérité abstraite. La raison en est que ces vérités n’ont point d’images ou de traces instituées de la nature pour les représenter, et que toutes les traces qui les révèlent n’ont point d’autre rapport avec elles que celui que la volonté des hommes ou le hasard y a mis. Car les arithméticiens et les analystes mêmes, qui ne considèrent que des choses abstraites, se servent très-fort de leur imagination pour arrêter la vue de leur esprit sur leurs idées. Les chiffres, les lettres de l’alphabet et les autres figures qui se voient ou qui s’imaginent, sont toujours jointes aux idées qu’ils ont des choses, quoique les traces qui se forment de ces caractères n’y aient point de rapport, et qu’ainsi elles ne les rendent point fausses ni confuses ; ce qui fait que, par un usage réglé de chiffres et de lettres, ils découvrent des vérités très-difficiles et que sans cela il serait impossible de découvrir.

Les idées des choses qui ne peuvent être aperçues que par l’esprit pur pouvant donc être liées avec les traces du cerveau, et la vue des objets que l’on aime, que l’on hait, que l’on craint par une inclination naturelle, pouvant être accompagnée du mouvement des esprits, il est visible que la pensée de l’éternité, la crainte de l’enfer, l’espérance d’une félicité éternelle, quoique ce soient des objets qui ne frappent point les sens, peuvent exciter en nous des passions violentes.

Ainsi nous pouvons dire que nous sommes unis d’une manière sensible non-seulement à toutes les choses qui ont rapport à la conservation de la vie, mais encore aux choses spirituelles auxquelles l’esprit est uni immédiatement par lui-même. Il arrive même très-souvent que la foi, la charité et l’amour-propre rendent cette union aux choses spirituelles plus forte que celle par laquelle nous tenons à toutes les choses sensibles. L’âme des véritables martyrs était plus unie à Dieu qu’à leurs corps ; et ceux qui meurent pour soutenir une fausse religion qu’ils croient vraie, font assez connaître que la crainte de l’enfer a plus de force sur eux que la crainte de la