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pauvres, des savants et des ignorants, enfin des différents sexes, des différents âges et des différents emplois, cependant ces choses sont trop connues de tous ceux qui vivent parmi le monde et qui pensent à ce qu’ils y voient, pour en grossir ce livre. Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour s’instruire agréablement et solidement de ces choses. Pour ceux qui aiment mieux les lire en grec que de les apprendre par quelque réflexion sur ce qui se passe devant leurs yeux, ils peuvent lire le second livre de la rhétorique d’Aristote. C’est, je crois, le meilleur ouvrage de ce philosophe, parce qu’il y dit peu de choses dans lesquelles on se puisse tromper, et qu’il se hasarde rarement de prouver ce qu’il y avance.

Il est donc évident que cette union sensible de l’esprit des hommes à tout ce qui a quelque rapport à la conservation de leur vie ou de la société dont ils se considèrent comme parties, est différente en différentes personnes, puisqu’elle est plus étendue dans ceux qui ont plus de connaissance, qui sont de plus grande condition, qui ont de plus grands emplois et qui ont l’imagination plus spacieuse ; et qu’elle est plus étroite et plus forte dans ceux qui sont plus sensibles, qui ont l’imagination plus vive et qui suivent plus aveuglément les mouvements de leurs passions.

Il est extrêmement utile de faire souvent réflexion sur les manières presque infinies dont les hommes sont liés aux objets sensibles ; et un des meilleurs moyens pour se rendre assez savant dans ces choses, c’est de s’étudier et de s’observer soi-même. C’est par l’expérience de ce que nous sentons dans nous-mêmes que nous nous instruisons avec une entière assurance de toutes les inclinations des autres hommes, et que nous connaissons avec quelque certitude une grande partie des passions auxquelles ils sont sujets. Que si nous ajoutons à ces expériences la connaissance des engagements particuliers où ils se trouvent et celle des jugements propres à chacune des passions desquelles nous parlerons dans la suite, nous n’aurons peut-être pas tant de difficulté à deviner la plupart de leurs actions que les astronomes en ont à prédire les éclipses. Car encore que les hommes soient libres, il est très-rare qu’ils fassent usage de leur liberté contre leurs inclinations naturelles et leurs passions violentes.

Avant que de finir ce chapitre, il faut encore que je fasse remarquer que c’est une des lois de l’union de l’âme avec le corps que toutes les inclinations de l’âme, même celles qu’elle a pour les biens qui n’ont point de rapport au corps, soient accompagnées des émotions des esprits animaux qui rendent ces inclinations sensibles ; parce que l’homme n’étant point un esprit pur, il est impossible