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pas fâchés de les lire, car encore qu’on ne prenne point de plaisir a entendre parler simplement de ce que l’on sait, on prend toujours quelque plaisir d’entendre parler de ce que l’on sait et de ce que l’on sent tout ensemble.

La secte la plus honorable des philosophes et celle dont bien des gens font encore gloire d'embrasser les sentiments, nous veut faire croire qu’il ne tient qu’il nous d’être heureux. Les stoïciens nous disent sans cesse que nous ne devons dépendre que de nous mêmes ; qu’il ne faut point s’affliger de la perte de son honneur, de ses biens, de ses amis, de ses parents ; qu’il faut toujours être égal et sans la moindre inquiétude, quoi qu’il puisse arriver ; que l’exil, les injures, les insultes, les maladies et la mort même ne sont point des maux, et qu’il ne faut point les craindre ou les fuir[1] Enfin ils nous disent une infinité de choses semblables que nous sommes assez portés à croire, tant à cause que notre orgueil nous fait aimer l'indépendance, que parce que la raison nous apprend en effet que la plupart des maux qui nous affligent véritablement ne seraient pas capables de nous affliger, si toutes choses étaient dans l’ordre.

Mais Dieu nous a donné un corps, et par ce corps il nous a unis à toutes les choses sensibles. Le péché nous a assujettis à ce corps, et par notre corps il nous a rendus dépendants de toutes les choses sensibles. C’est l’ordre de la nature, c’est la volonté du Créateur, que tous les êtres qu’il a faits tiennent les uns aux autres. Nous sommes unis en quelque manière à tout l’univers, et c’est le péché du premier homme qui nous a rendus dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait seulement unis. Ainsi, il n’y a personne présentement qui ne soit en quelque manière uni et assujetti tout ensemble à son corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à sa ville, à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre, à son cheval, à son chien, à toute la terre, au soleil, aux étoiles, à tous les cieux.

Il est donc ridicule de dire aux hommes qu’il dépend d’eux d’être heureux. d’être sages, d’être libres ; et c’est se moquer d’eux que de les avertir sérieusement de ne point s’affliger de la perte de leurs amis ou de leurs biens. Car de même qu’il est ridicule d’avertir les hommes de ne point sentir de douleur lorsqu’on les frappe, ou de ne point sentir de plaisir lorsqu’ils mangent avec appétit, ainsi les stoïciens n’ont pas raison, ou peut-être se raillent ils de nous, lorsqu’ils nous prêchent de n’être point affligés de la mort d’un père, de la perte de nos biens, d’un exil, d’une prison

  1. l. Sen., ep., l2l.