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CHAPITRE XII.
Des effets que la pensée des biens et des maux futurs est capable de produire dans l’esprit.


S’il arrive souvent que de petits plaisirs et de légères douleurs, que l’on sent actuellement ou même que l’on s’attend de sentir, nous brouillent étrangement l’imagination et nous empêchent de juger des choses selon leurs véritables idées, il ne faut pas s’imaginer que l’attente de l’éternité n’agisse point sur notre esprit ; mais il est à propos de considérer ce qu’elle est capable d’y produire.

Il faut d’abord remarquer que l’espérance d’une éternité de plaisirs n’agit pas si fort sur les esprits que la crainte d’une éternité de tourments. La raison en est que les hommes n’aiment pas tant le plaisir qu’ils haïssent la douleur. De plus, par le sentiment intérieur qu’ils ont de leurs désordres, ils savent qu’ils sont dignes de l’enfer, et ils ne voient rien dans eux-mêmes qui mérite des récompenses aussi grandes que celle de participer à la félicité de Dieu même. Ils sentent lorsqu’ils le veulent, et même souvent lorsqu’ils ne le veulent pas, que, loin de mériter ces récompenses, ils sont dignes des plus grands châtiments ; car leur conscience ne les quitte jamais. Mais ils ne sont pas de même incessamment convaincus que Dieu veut faire paraître sa miséricorde sur des pécheurs après avoir fait éclater sa justice contre son fils. Ainsi, les justes mêmes appréhendent plus vivement l’éternité des tourments qu’ils n’espèrent l’éternité des plaisirs. La vue de la peine agit donc davantage que la vue de la récompense ; et voici à peu près ce qu’elle est capable de produire, non pas toute seule, mais comme cause principale.

Elle fait naître dans l’esprit une infinité de scrupules, et les fortifie de telle sorte qu’il est presque impossible de s’en délivrer. Elle étend pour ainsi dire la foi jusques aux préjugés, et fait rendre le culte qui n’est dû qu’à Dieu à des puissances imaginaires. Elle arrête opiniâtrement l’esprit à des superstitions vaines ou dangereuses. Elle fait embrasser avec ardeur et avec zèle des traditions humaines et des pratiques inutiles pour le salut, des dévotions juives et pharisaïques que la crainte servile a inventées. Enfin elle jette quelquefois les hommes dans un aveuglement de désespoir ; de sorte que, regardant confusément la mort comme le néant, ils se hâtent brutalement de se perdre, afin de se délivrer des in-