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voit immédiatement sont bien différents de ceux que l’on voit au dehors, ou plutôt que l’on croit voir, ou que l’on regarde ; car il est vrai en un sens que l’on ne voit point ces derniers, puisqu’on peut voir ou plutôt croire voir au dehors des objets qui ne sont point, nonobstant que le néant ne soit point visible. Mais il y a contradiction qu’on puisse voir immédiatement ce qui n’est point, car dans le même temps on verrait et l’on ne verrait point, puisque voir rien c’est ne point voir.

Mais quoiqu’il faille être pour être aperçu, tout ce qui est actuellement n’est pas visible pour cela par lui-même ; car, afin qu’il le fût, il faudrait qu’il pût agir immédiatement dans l’âme, qu’il pût par lui-même éclairer, affecter ou modifier les esprits, autrement notre âme, qui est purement passive, en tant que capable de perceptions, ne l’apercevrait jamais : car quand même on imaginerait que l’âme fût dans l’objet et le pénétrât, comme l’on suppose ordinairement qu’elle est dans le cerveau et qu’elle le pénètre, elle ne pourrait l’apercevoir, puisqu’elle ne peut pas découvrir les parties qui composent son cerveau, celle-là même où l’on dit qu’elle fait sa principale résidence. C’est qu’il n’y a rien de visible et d’intelligible par soi-même que ce qui peut agir dans les esprits.

Supposons néanmoins ces deux faussetés : 1° que toute réalité puisse être aperçue par l’action prétendue de l’esprit ; 2° que l’âme n’ait pas seulement sentiment intérieur de son être et de ses modalités, mais qu’elle les connaisse parfaitement. Pourvu qu’on m’accorde seulement que le néant ne soit pas visible, ce que je viens de démontrer, il est bien aisé d’en conclure que les modalités de l’âme ne peuvent représenter l’infini ; car on ne peut voir trois réalités où il n’y en a que deux, puisqu’on verrait un néant, une réalité qui ne serait point. On ne peut voir cent réalités où il n’y en a que quarante, car on verrait soixante réalités qui ne seraient point. On ne peut donc pas voir l’infini dans l’âme ni dans ses modalités finies, car on verrait un infini qui ne serait point. Or le néant n’est ni visible ni intelligible ; donc l’âme ne peut voir dans sa substance ni dans ses modalités une réalité infinie, cette étendue intelligible, par exemple, qu’on voit si clairement être infinie. que l’on est certain que l’âme ne l’épuisera jamais. Mais pouvoir représenter l’infini, ce n’est pas pouvoir l’apercevoir, pouvoir en avoir une perception fort légère ou infiniment petite, telle qu’est celle que nous en avons, c’est pouvoir le faire apercevoir en soi, et par conséquent le contenir, pour ainsi parler, puisque le néant ne peut être aperçu ; et le contenir même tel qu’il soit intelligible ou efficace par lui-même, capable d’affecter la substance intelligente de l’âme.