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peut représenter l’infini ; et que les modalités de notre âme, quoique finies, sont essentiellement représentatives de l’être infiniment parfait, et généralement de tout ce que nous apercevons : erreur grossière, et qui par ses conséquences détruit la certitude de toutes les sciences, comme il est facile de le prouver. Mais il est si faux que les modalités de l’âme soient représentatives de tous les êtres, qu’elles ne le peuvent être d’aucun, pas même de ce qu’elles sont ; car quoique nous ayons sentiment intérieur de notre existence et de nos modalités actuelles, nous ne les connaissons nullement.

Certainement l’âme n’a point d’idée claire de sa substance : on sait ce que j’entends[1] par idée claire. Elle ne peut découvrir en se considérant si elle est capable de telle et telle modification qu’elle n’a jamais eue. Elle sent véritablement sa douleur, mais elle ne la connaît point ; elle ne sait point comment sa substance doit être modifiée pour en souffrir, et pour souffrir une douleur plutôt qu’une autre. Il y a bien de la différence entre se sentir et se connaître. Dieu qui agit incessamment dans l’âme la connaît parfaitement ; il voit clairement, sans souffrir la douleur, comment l’âme doit être modifiée afin qu’elle en souffre ; mais l’âme au contraire souffre la douleur et ne la connaît pas. Dieu la connaît sans la sentir, et l’âme la sent sans la connaître. Dieu connaît clairement la nature de l’âme, parce qu’il en trouve en lui-même une idée claire et représentative.

Dieu, comme parle saint Thomas, connaît parfaitement sa substance ou son essence, et il y découvre par conséquent toutes les manières dont elle est participable par les créatures. Ainsi sa substance en est véritablement représentative parce qu’elle en renferme l’archétype ou le modèle éternel. Car Dieu ne peut tirer que de lui-même ses connaissances. Il voit dans son essence les idées ou les essences de tous les êtres possibles, et dans ses volontés leur existence et toutes les circonstances de leur existence. Mais l’âme n’est à elle-même que ténèbres, sa lumière lui vient d’ailleurs. Tous les êtres qu’elle connaît et qu’elle peut connaître, ne sont point des ressemblances de sa substance, ils n’y participent point. Elle ne contient point éminemment leurs perfections. Les modalités de l’âme ne peuvent donc point être, comme en Dieu, représentatives de l’essence ou de l’idée des êtres possibles. Il est donc nécessaire de distinguer les idées qui nous éclairent, qui nous affectent, et qui représentent ces êtres, des modalités de notre âme, c’est-à-dire des perceptions que nous en avons. Et comme l’existence des

  1. l. Voy. le ch. 7 de la deuxième partie du troisième liv., et l’Éclairc. sur ce chapitre.