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résistance que notre volonté y apporte, on n’aura pas grand-peine à se laisser persuader de la simple exposition que l’on vient de faire de tous ces rapports entre les nerfs.

Mais si l’on examine les raisons et la fin de toutes ces choses, on y trouvera tant d’ordre et de sagesse, qu’une attention un peu sérieuse sera capable de convaincre les personnes les plus attachées à Êpicure et à Lucrèce qu’il y a une providence qui régit le monde. Quand je vois une montre, j’ai raison de conclure qu’il y a une intelligence, puisqu’il est impossible que le hasard ait pu produire et arranger toutes ses roues. Comment donc serait-il possible que le hasard et la rencontre des atomes fùt capable d’arranger dans tous les hommes et dans tous les animaux tant de ressorts divers, avec la justesse et la proportion que je viens d’expliquer, et que les hommes et les animaux en engendrassent d’autres qui leur fussent tout à fait semblables ? Ainsi il est ridicule de penser ou de dire comme Lucrèce, que le hasard a formé toutes les parties qui composent l’homme ; que les yeux n’ont point été faits pour voir, mais qu’on s’est avisé de voir parce qu’on avait des yeux ; et ainsi des autres parties du corps. Voici ses paroles :

Lumina ne facias oculorum clara creata
Prospicere ut possimus, et ut proferre vial
Proceros passus, ideo fastigia posse
Surarum ac feminum pedibus fundata plicari :
Brachia tum porro validis exapta lacertis
Esse, manusque datas utraque ex parte ministras
Ut facere ad vitam possimus, quæ foret usus.
Cætera de genere hoc inter quæcumque pretantur
Omnia perversa præpostera sunt ratione.
Nil ideo natum est in nostro corpore ut uti
Possimus ; sed quod natum est. id procreat usum[1]

Ne faut-il pas avoir une étrange aversion d’une providence pour s’aveugler ainsi volontairement de peur de la reconnaître, et pour tâcher de se rendre insensible à des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que celles que la nature nous en fournit ? Il est vrai que quand on affecte une fois de faire l’esprit fort, ou plutôt l’impie, ainsi que faisaient les épicuriens, on se trouve incontinent tout couvert de ténèbres, et on ne voit plus que de fausses lueurs ; on nie hardiment les choses les plus claires, et on assure fièrement et magistralement les plus fausses et les plus obscures.

Le poëte que je viens de citer peut servir de preuve de cet aveuglement des esprits forts. Car il prononce hardiment et contre toute apparence de vérité sur les questions les plus difficiles et les plus

  1. Lib. 4.