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Je me rappelle les déportés de la Nouvelle, auxquels s’attachait une légende terrible et qui représentaient alors par excellence l’élément énergique et avancé du prolétariat. Ils avaient été acteurs dans une lutte impitoyable, signalée par les exécutions et les incendies ; ils avaient défendu stoïquement leur drapeau rouge et, en général, se tenaient fermes dans l’exil, quelques-uns mettant même leur âme dans une évocation émue à la « république immortelle » ou au « grand Paris révolutionnaire ». Puis, ils se sont endormis là dessus et vingt années d’évolution psychologique et sociale leur ont échappé. Désorientés, inconscients de ce monde nouveau, à l’éclosion duquel ils ont contribué, mais qui a grandi sans eux, ils ne savent plus, pour le grand nombre, que lancer l’anathème à leurs successeurs, les anarchistes d’aujourd’hui, qui, eux, les traitent de fossiles.

Ces pages seront un aperçu de cette évolution, non moins que le récit d’anecdotes survenues un peu partout et qui auront, à défaut d’autre, le mérite d’être authentiques. Que le lecteur excuse la forme personnelle du récit : si le moi devient haïssable lorsqu’il est absorbant et veut tout primer, par contre, il est souvent un gage de sincérité. Puisqu’il faut mettre en scène des personnages, pourquoi ne pas donner la préférence à ceux qui existent réellement ? Et quels sentiments, quelles passions, quelles luttes morales, quels combats d’idées peut-on mieux analyser et décrire que ceux qu’on a soi-même ressentis ?

Le premier mars 1875, je quittai Brest à bord de la frégate le Var, en partance pour la Nouvelle Calédonie.

Dans cette arche de Noé, que conduisait avec une circonspection exagérée le baron Testu de Balincourt, il y