Page:Malatesta - Entre paysans, 1912.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 24 —

Celui qui commande cherche toujours son avantage, et, soit par ignorance, soit par malveillance, il trahit le peuple. Le pouvoir fait monter des bouffées d’orgueil à la tête même des meilleurs.

Du reste, et c’est là la principale raison de ne vouloir aucun chef, il faut que les hommes cessent d’être menés comme un troupeau et s’habituent à penser et à prendre connaissance de leur dignité et de leur force !

Pour éduquer le peuple, l’habituer à la liberté et à la gestion de ses affaires, il faut le laisser agir par lui-même, lui faire sentir la responsabilité de ses actes. Il pourra se tromper et faire mal souvent, mais il en verra lui-même les conséquences, il comprendra qu’il a fait mal et changera de voie ; sans compter que le mal que pourra faire le peuple abandonné à lui-même ne représente pas la millième partie de celui que fait le meilleur gouvernement. Pour qu’un enfant apprenne à marcher, il faut le laisser marcher lui-même et ne pas s’effrayer des quelques chutes qu’il pourra faire.

Jacques. — Oui, mais pour que l’enfant puisse être mis à même de marcher, il faut qu’il ait déjà une certaine force dans les jambes, sinon il devra rester aux bras de sa mère.

Pierre. — C’est vrai, mais les gouvernements ne ressemblent en rien à une mère et ce ne sont pas eux qui améliorent et fortifient le peuple ; en réalité, les progrès sociaux se font presque toujours contre ou malgré le gouvernement. Celui-ci, tout au plus, fait passer dans la loi ce qui est devenu le besoin et la volonté de la masse, et encore il le gâte par son esprit de domination et de monopole. Il y a des peuples plus ou moins avancés ; cependant, dans n’importe quel état de civilisation ou même de barbarie, le peuple ferait mieux ses affaires qu’avec un gouvernement issu de son sein.

Vous supposez, à ce que je vois, que le gouvernement est composé des plus intelligents et des plus capables ; mais il n’en est rien, parce que, en général, les gouvernements sont composés, directement ou par délégation, de ceux qui ont le plus d’argent. D’ailleurs, l’exercice du pouvoir gâte les meilleurs esprits. Mettez au gouvernement des hommes jusqu’alors excellents. Qu’arrivera-t-il ? Ne comprenant plus les besoins du peuple, contraints de s’occuper des intérêts que crée la politique, corrompus par le manque d’émulation et de contrôle, distraits de la branche d’activité dans laquelle ils avaient une compétence réelle et obligés de faire des lois sur des choses dont ils n’avaient jamais entendu parler jusqu’alors, ils finiront par se croire d’une nature supérieure, par se constituer en caste et ils ne s’occuperont du peuple que pour le frustrer et le tenir en bride.

Il vaudrait donc bien mieux que nous fissions nous-mêmes nos affaires, en nous mettant d’accord avec les travailleurs des autres métiers et des autres pays, non seulement de France et d’Europe, mais du monde entier, parce que les hommes sont tous frères et ont intérêt à s’entr’aider. Ne vous semble-t-il pas ?