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intérêts sans s’occuper des nôtres, comme ils ont fait depuis que le monde est monde. Mais pourquoi ne voulez-vous pas enlever la propriété aux messieurs ? Croyez-vous par hasard que ce serait une chose injuste, une mauvaise action ?

Jacques. — Non pas ; après ce que tu m’as dit, il me paraît que ce serait une sainte chose, puisque, en la leur arrachant, nous leur arracherons aussi notre chair dont ils se gorgent. Et puis, si nous prenons la fortune, ce n’est pas la prendre pour nous seuls, c’est pour la mettre en commun et faire le bien de tous, n’est-ce pas ?

Pierre. — Sans doute, et même, si vous examinez bien la chose, vous verrez que les messieurs eux-mêmes y gagneront. Certainement ils devront cesser de commander, de faire les fiers et d’être des fainéants ; ils devront se mettre à travailler, mais quand le travail se fera à l’aide des machines, et avec un grand souci du bien-être des travailleurs, il se réduira à un utile et agréable exercice. Est-ce que maintenant les messieurs ne vont pas à la chasse ? Est-ce qu’ils ne s’occupent pas d’équitation, de gymnastique et d’autres exercices qui prouvent que le travail musculaire est une nécessité et un plaisir pour tous les hommes sains et bien nourris ? Il s’agit donc pour eux de faire pour la production ce travail qu’ils font aujourd’hui par pur divertissement. D’ailleurs, combien d’avantages tireront-ils du bien-être général ! Regardez, par exemple, dans notre pays : les quelques messieurs qu’il y a sont riches et jouent aux petits princes ; mais, pendant ce temps, les rues sont laides et sales pour eux comme pour nous ; l’air corrompu qui sort de nos taudis et des marais du voisinage les rend malades comme nous ; ils ne peuvent seuls, avec leurs fortunes particulières, améliorer le pays, chose qui se ferait facilement par le concours de tous. Notre misère les atteint donc indirectement. Et tout cela, sans compter la peur continuelle dans laquelle ils vivent d’être assassinés ou de voir une révolution violente ;

Donc, vous voyez bien que nous ne ferions que du bien aux messieurs en prenant la fortune. Il est vrai qu’ils ne l’entendent pas et qu’ils ne l’entendrons jamais ainsi, parce qu’ils veulent commander et qu’ils se figurent que les pauvres sont faits d’une autre pâte qu’eux. Mais que nous importe ? S’ils ne veulent pas s’arranger de bonne volonté, tant pis pour eux, nous saurons bien les y contraindre.

Jacques. — Tout cela est juste ; mais ne pourrait-on pas chercher à faire les choses peu à peu, par un accord mutuel ? On laisserait la propriété à ceux qui la possèdent, à condition cependant qu’ils augmentent les salaires et nous traitent comme des hommes. Ainsi, graduellement, nous pourrions mettre quelque chose de côté, acheter, nous aussi, un morceau de terre, et alors, quand nous serions tous propriétaires, on mettrait tout en commun comme tu dis. J’en ai entendu un qui proposait quelque chose dans ce genre.

Pierre. — Comprenez bien : pour s’arranger à l’amiable, il n’y a qu’un seul moyen : c’est que les propriétaires renoncent volontairement