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fumier de bête. Il se retourna pour fermer la porte. Le gigot circulait, appuyé de grosse salade verte. À l’autre bout de la table, Mme Méridier et la grand’mère formaient à elles deux un groupe ému, fermé, lointain, tout occupé de passé.

La main en cornet, le coude sur la nappe, M. Méridier prenait des leçons de phonétique. Quelques termes, très près du français, coupaient le courant du patois technique. Les autres mots, dont on ne savait ni où ils se séparaient, ni s’ils chevauchaient l’un sur l’autre, sonnaient comme une langue étrangère et la conversation ressemblait à un brassage continu de morceaux de bois. Les voix étaient faites d’une rude matière première, utilisée à l’état brut.

Un sens général assez clair finissait cependant par émerger, dans l’incognito de ce patois. Les craintes, les combinaisons, les prudences se montraient et se cachaient sans qu’on pût savoir sur quoi elles portaient au juste, mais on devinait leur existence. Les prix, disaient-ils, baissaient. Les marchands étaient maîtres.

Tous parlaient d’une manière curieusement différente, où se reflétaient leur âge et leur tempérament. L’Oncle Blaise prenait un air vieilli et résigné. Vieux chef, il fléchissait devant des chefs plus forts. Il répétait en français : « Les marchands sont maîtres… les marchands sont maîtres. » Il semblait leur faire hommage dans leur propre langue, ces marchands maîtres qui viennent de loin, parlent entre eux le langage des villes, manipulent des réalités bien trop complexes pour un patriarche de grand domaine.

Le cousin Jules caresse son nez long. Il n’est pas le chef. Il n’est que le gendre. Sous ses cheveux, ras, comme ceux d’Antoine, entre le bout de ce nez long et ses yeux convergents, suinte une essence de fine ruse qui attend son heure. Un jour, à son tour, il sera maître au grand domaine, quand l’Oncle Blaise se reposera dans la belle tombe de sa concession à perpétuité, dûment confessé, administré, oint d’huile et enfin mort, muni des Sacrements et des rites qui mettent dans leurs rudes mains positives tous les atouts possibles contre le grand risque éternel.