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un air absent, parut chercher à s’asseoir et s’approcha d’Augustin comme si elle se trompait de chaise. Il sentit qu’on le saisissait par-derrière, qu’on lui prenait le cou et la tête. Deux lèvres molles, toute une chair spongieuse et lassée, se posèrent sur son visage avec une timidité frénétique. Des mots français mêlés de patois proféraient des plaintes tremblées : « Qu’il y avait longtemps que je t’avais plus vu ! Pauvre petiot ! pauvre petiot ! » Elle semblait croire Augustin lamentablement malheureux.

Ces choses dépassent les petits enfants. Beaucoup plus tard le « petiot » comprit le vrai sens de cette obscure plainte sénile, et qu’elle était le substitut de l’autre plus claire : « J’avais bien cru ne plus te revoir. »

La vieille grand’mère ne sait pas analyser son cœur. Le sentiment qui l’habite, proéminent et inassimilé, c’est une grande souffrance générale de deuil et de fin de vie. Ne pouvant songer à se trouver malheureuse parce que, dans ses profondeurs de résignation religieuse et d’acceptation héréditaire, l’idée ne lui fût jamais venue « de s’écouter », comme ils disent, ayant cependant besoin, pour en faire l’objet de ses attendrissements, d’une autre personne qu’elle-même, elle choisissait de tous ses enfants le plus lointain, le plus rarement vu et le plus petit.

La grand’mère est encore plus vieille qu’aux précédents voyages. Elle l’est surtout autrement. Jadis, l’âge voûtait déjà son dos, froissait sa face, la teignait de violet, faisait trembler ses genoux et ses mains. Maintenant la vieillesse pénètre des parties jusqu’alors inaccessibles : les retraites souterraines où remue la vie. C’est une fatigue de toute l’âme, et le corps et le cœur s’y rencontrent en un même désir du grand repos.

Qu’a donc de changé l’air du salon, et quand est venu le cousin Jules ? Peut-être lorsque Grand’mère embrassait son petit enfant ? Augustin ne se souvient pas de l’avoir vu entrer. À moins que ce bruit de souliers ferrés et de roues de voitures… Il est là, voilà tout, avec l’un de ses fils, Antoine, sorti pour les vacances de son petit Séminaire.