Page:Malègue - Augustin ou le Maître est là, tome I.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
201
LE GRAND DOMAINE

guilles et de glaciers, mais un vaste pays pastoral de haute altitude, où montaient pour les « estivages » les bêtes tenues l’hiver dans les étables des grands domaines. Une allée et venue d’achats et de ventes commençaient aux foires de printemps et d’arrière-saison, sur toute la surface des plateaux basaltiques, pour se continuer, par chemins complexes et bifurcations ignorées, jusqu’aux marchés de Lyon, de Paris et plus loin encore. Un paysage économique et spéculé pesait sur le paysage naturel.

Tous les fumiers se trouvaient maintenant arrangés à la moderne, vers l’autre façade de la grange-étable, celle qui donnait sur les prairies. L’herbage présentait là, au ruissellement des eaux et des purins, le dru et puissant velours, le profond vert-bleu qu’il a toujours en bordure des fermes. Les gros souliers graissés du cousin Jules s’enfonçaient avec une souplesse lourde dans l’éponge des prairies. Augustin, qui venait derrière, héritait des bouffées de pipe.

Ils décrivirent un assez large circuit pour revenir par l’allée des frênes, d’où s’apercevait tout le développement des terres vertes. Leur surface, variée par des fronces très douces, aussi loin de la végétation primitive, aussi travaillée qu’un parc, ondulait ainsi sur un nombre de lieues dont on ne voyait pas la fin.

Comme un renflement léger gauchit une ligne horizontale, un mugissement profond et éloigné pénétrait parfois ce dialogue muet du ciel et des prairies. Quand il cessait, il semblait seulement s’y confondre et s’y assimiler pour en nourrir l’invisible et sereine matière. La noblesse pastorale du grand domaine s’adaptait à la lenteur solennelle d’un jour qui, dans quelques heures, commencerait de jaunir. Une horizontalité interminable absorbait tous les accidents d’altitude moindre, tous les vallonnements, tous les abrupts, jusqu’au hérissement menu des grands lointains, séparés de tout le reste par d’immenses volumes d’espace. Ces couleurs pâles, prolongées à d’infinies distances et dégradées dans le même bleu, maintenaient à ce paysage un degré d’abstraction extrême,