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AUGUSTIN OU LE MAITRE EST LA

Les châtelains y passaient quelques semaines au temps des chasses.

Le grand domaine, à la fois connu et inconnu, Augustin le retrouvait très semblable et très différent. Les souvenirs et les choses allaient au-devant les uns des autres, s’essayant, se confrontant, comparant des tailles changées.

La grande cuisine dallée, les placards aux lits clos, une lourde trappe de cave taillée dans le chêne du plancher, semblaient des images de l’ancien eux-mêmes, rapetissé et bruni par le temps.

Seule, l’odeur ressortait, fidèle, violente, montrant des traînées, des manières de filons ou de veines, où s’inséraient l’haleine essentielle, l’arome grave et général de meuble ancien et de vieillesse humaine.

Ce parfum de passé introduisit les autres fantômes.

Des images de très vieux grands-parents, ressuscitées à travers tant d’années, rôdèrent sur le corridor de pierre, dans la vaste cuisine brune, et le « salon » où mangeaient les maîtres. Les rencontrer n’exigeait pas beaucoup d’effort ni de gratter longtemps le terreau sous lequel leurs visages dormaient.

Certain, baiser frénétique posa encore sur la joue d’Augustin la molle humidité de lèvres sans dents, et cette tendresse désespérée qui compensait par l’intensité de l’étreinte la proximité du jour où les vieux bras n’étreindraient plus. Saisie une fois pour toutes à l’instant même de son baiser, intouchée depuis lors, la vieille grand’mère revint exhumée et désembaumée, dans l’état exact où on l’avait vue pour la dernière fois.

Beaucoup moins net qu’elle, le grand-oncle patriarche, pacifique et vieillissant, passait près d’un petit garçon qui était Augustin, pour s’essuyer une fois de plus dans l’essuie-mains de la cuisine, à une hauteur que cet enfant n’atteindrait jamais. C’est à cette image unique et singulière que l’enfant jadis compris combien le grand-oncle était vaste, lourd et colossal. Voilà pour le grand-oncle.