Page:Mahutte - Contes microscopiques, AC, vol. 63.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.

À l’extrémité de la foire, un vieil aveugle à barbe blanche marmottait sa larmoyante complainte.

Un monsieur passa, richement vêtu, le monocle à l’œil, la badine à la main, sans regarder le vieillard.

— Baste ! fit Pascal, pour ce qui me reste ! Et il jeta sa fortune à l’aveugle.


HAINES ÉTEINTES


À Camille Lemonnier.


Deux maisons s’élevaient en face l’une de l’autre, au milieu de la campagne ; l’une appartenait au forgeron Jacques Delvigne, l’autre au maçon Guillaume Canivet. Celle-ci était misérable, celle-là riante et cossue ; Canivet et Delvigne avaient chacun trois enfants. Quoique les deux familles vécussent dans le même coin, une haine tenace les séparait, creusait entre elles un abîme.

Cela remontait à bien des années : le père de Canivet avait perdu un procès, grâce à la déposition du père de Delvigne. De là une aversion profonde et réciproque.

Au café, ils demeuraient des heures à la même table sans s’adresser une seule parole. Au jeu de balle on avait soin de mettre ses ennemis dans une partie différente ; et ils labouraient leur champ côte-à-côte, les lèvres pincées, le regard farouche. Un jour que Delvigne avait heurté Canivet par mégarde, celui-ci lui sauta à la gorge, cherchant à l’étrangler, et il l’eût fait sans l’intervention énergique de leurs compagnons.

Il faut connaître le paysan, son esprit d’entêtement et de rancune, pour se rendre compte de la ténacité des haines campagnardes. À la ville, deux adversaires restent souvent des mois sans se rencontrer et ces longues intermittences énervent leur ressentiment. Au village ils sont, malgré eux, en constants rapports ; ils se retrouvent, nez à nez, à l’église, au cabaret, devant la fontaine. Leur colère s’en aigrit davantage ; de sinistres projets s’ébauchent en leurs cervelles, et quelquefois éclatent brusquement ces vengeances, mûrement préméditées, dont la méchanceté stupéfie les citadins.

Tel était le cas des familles que j’ai nommées plus haut. Elles s’étaient transmis, comme un trésor, l’héritage des ressentiments paternels : tenter une réconciliation leur paraissait