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La difficulté de causer partage donc en quelque sorte la société en deux classes. Ce n’est pas que l’esprit de charité n’ait toujours cherché à combler cette lacune dans les relations du riche au pauvre. Il y a un formulaire courant de paroles d’intérêt : « Hé bien, mon ami, comment vous va aujourd’hui ?… l’ouvrage vient-il bien ? — C’est un bon métier que vous avez là. Et votre femme, gagne-t-elle quelque chose aussi ? — Ah ! tant mieux. — Le petit bonhomme fait son apprentissage ? Allons, c’est bien, mon garçon ! du courage ! Il faut devenir chef d’atelier. » Il existe même une ingénieuse pudeur qui, rougissant de toujours s’ériger en pédagogue, veut fournir à l’ouvrier l’occasion d’être professeur à son tour, et s’enquiert de lui, avec une charmante ignorance, de mille détails particuliers, paraissant apprécier fort délicatement une foule de choses dont, au fond du cœur, on ne se soucie nullement.

Mais toutes ces pratiques ne sont que des efforts de délicatesse, des tours de force passagers qui ne peuvent longtemps résister devant l’ennui et la contrainte. On a beau dire et beau faire, il n’en existe pas moins une ligne de séparation réelle, indépendante des préjugés politiques, et qu’on ne peut pas espérer d’effacer entièrement, même par l’enseignement élémentaire des écoles. On ne la fera disparaître qu’à l’aide d’une certaine diffusion de connaissances variées et d’un intérêt habituel et général, qui rendra insensiblement les communications plus agréables, plus faciles, plus intimes entre toutes les classes de la société.

Or, cette voie nouvelle d’influence utile n’avait pas encore été franchement ouverte en France, et nous avons cédé à la conviction que le temps était venu.




CUVIER

SA VIE. — SES TRAVAUX. — HISTOIRE DE L’HOMME FOSSILE.

Cuvier naquit le 25 août 1769, la même année que Napoléon, Canning et Chateaubriand. De ces quatre hommes, le poète seul a survécu.

Cuvier n’est point né Français ; Montbelliard, sa patrie, appartenait au Wurtemberg ; mais sa famille est originaire d’un village du Jura qui porte encore son nom ; du reste, s’il est vrai que les génies de cet ordre ont le monde pour patrie, jamais cette vérité ne fut plus éclatante que pour Cuvier : à sa mort, le monde savant a déclaré qu’il se sentait blessé au cœur.

Le caractère essentiel qui distingue Cuvier de la plupart des hommes célèbres, c’est son égale aptitude pour deux ordres de travaux qui semblent d’ordinaire s’exclure, et qui chez lui se prêtaient un mutuel appui. Ainsi, peu d’hommes firent accomplir à la science d’aussi importans progrès, et peu d’hommes contribuèrent autant à sa propagation ; ainsi il put devenir secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et président du comité de l’intérieur dans le conseil d’État.

Dès son enfance, il manifesta les qualités qui brillèrent dans l’homme fait. On le voit, à l’âge de quatorze ans, créer et présider dans le gymnase de Montbelliard une académie d’écoliers ; on le voit à Stuttgard, dans l’académie Caroline, s’attacher particulièrement à l’étude de l’administration ; on le voit, à l’âge de douze ans, se prendre d’enthousiasme pour l’histoire naturelle de Buffon, dont il fait ses lectures, et dont il copie les dessins.

Son défaut de fortune l’empêcha de porter ses vues vers les fonctions administratives du Wurtemberg, où il pouvait espérer une haute protection ; il fut forcé de quitter Stuttgard avant d’avoir terminé ses études, et d’accepter les fonctions d’instituteur dans une famille de Normandie ; c’est dans cette province qu’il séjourna depuis 1788 jusqu’à 1794 profitant de sa position pour étudier les animaux marins, et dans ces essais inscrivant déjà à son insu la gloire future de son nom.

Pour donner un aperçu des travaux énormes qu’il a accomplis, il suffira d’énumérer les fonctions auxquelles il a été successivement appelé.

En 1802, nommé un des six inspecteurs-généraux de l’instruction publique, il va surveiller l’établissement des lycées de Marseille et de Bordeaux. Pendant son absence, ses collègues à l’Institut lui donnent la place de secrétaire perpétuel pour les sciences naturelles. En 1808, il fait à Napoléon le mémorable rapport sur les progrès de l’histoire naturelle depuis 89 ; il est nommé conseiller à vie de l’Université. En 1809 et 1811, il est chargé d’organiser des académies en Italie et en Hollande ; et ses dispositions réglementaires ont survécu dans quelques villes à la domination française. En 1813, envoyé à Rome, quoique protestant, pour y établir l’université, il y reçoit la nouvelle de sa nomination comme maître des requêtes. En 1819, il reçoit la présidence de la section de l’intérieur au conseil d’État. En 1824, il est grand-maître de l’université à l’égard des facultés de théologie protestante. En 1827, il est chargé de la direction des affaires des cultes non catholiques ; enfin, en 1831, il est pair de France.

Le fait le plus intéressant de la vie d’un homme n’est généralement pas celui de son élévation au plus éminent des postes qu’il a occupés ; mais c’est celui qui d’un état inconnu le lance sur la scène où il n’y a plus qu’à marcher. En 1794, âgé de vingt-cinq ans, Cuvier était encore en Normandie simple instituteur ; un hasard lui fait faire la connaissance d’un agronome déjà fort connu, l’abbé Teissier ; celui-ci le met en correspondance avec plusieurs savans de Paris ; et deux ans après Cuvier était à l’Institut collègue des plus hautes célébrités de l’époque. M. Geoffroy-Saint-Hilaire, dont les conceptions systématiques, différentes de celles de Cuvier, devaient, trente ans après, donner lieu à de mémorables débats, contribua beaucoup alors à ouvrir la carrière devant son futur antagoniste. « C’est moi, dit ce savant dans une occasion solennelle, c’est moi qui eus le bonheur d’avoir le premier senti et révélé au monde savant la portée d’un génie qui s’ignorait lui-même. Venez, lui écrivais-je, venez jouer parmi nous le rôle d’un autre Linnée, d’un autre législateur de l’histoire naturelle. »

Cuvier a réalisé cette prédiction ; il a reconstruit le monument d’histoire naturelle que Linnée, le premier parmi les hommes, avait osé élever. La classe des vers étant un véritable chaos, c’est par elle qu’il commença la réforme, et c’est dans ces premiers travaux qu’il jeta les fondemens d’une classification toute nouvelle.

Les leçons de Cuvier sur l’anatomie comparée ont produit dans les sciences naturelles une complète révolution. L’anatomie comparée peut être considérée comme un des faits les plus saillans de l’époque moderne ; elle pénètre le mystère de la création en assignant aux différentes parties qui composent les êtres leurs rapports et leurs attributions, en expliquant leur position et leur forme, en fournissant les moyens de décider, d’après l’inspection d’un os quelconque, d’un os de pied, par exemple, si l’animal dont provient ce débris se nourrissait de végétaux ou de chair. Par cette science, l’homme est armé d’une double vue ; il peut déterminer, sur les plus petits fragmens, l’ordre, le genre, l’espèce et la taille des individus. Cuvier a pressenti tout ce qu’il y avait de vérités cachées, de faits historiques dans les restes des animaux fossiles dont les débris se trouvaient disséminés dans les entrailles de la terre ; il a pu exhumer des générations entières, rapprocher des ossemens sans nom, et créer avec ces élémens réunis des quadrupèdes, des reptiles, dont