Page:Magasin pittoresque 1.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Érard firent, les premiers à Paris, de petits pianos à cinq octaves, avec deux pédales, et d’une qualité de son fort agréable. Jusqu’à cette époque, tous les instrumens de cette espèce avaient été importés d’Allemagne ou d’Angleterre.

Pendant long-temps, la fabrication de ces instrumens à Paris fut peu considérable. Dans le cours de l’année 1790, il ne sortit des ateliers du très petit nombre de facteurs établis à Paris, que cent trente pianos. Ce genre d’industrie ne prit quelque développement que depuis 1795. On appliqua les procédés des frères Érard à des pianos faits dans la forme des clavecins, et on leur donna le nom de pianos à queue. Ceux de Freudenthaler jouirent long-temps d’une faveur méritée. La production s’éleva bientôt à mille par an.

Plus tard, les facteurs de pianos firent venir d’Angleterre quelques grands pianos de Broodwood et Tomkinson, qui leur servirent de modèles. Ils tentèrent beaucoup d’essais de toutes sortes pour augmenter la force et améliorer la qualité du son. Une corde fut ajoutée aux deux dont se composait chaque note ; quelques autres essais furent également heureux. MM. Petzold et Pape se distinguèrent parmi les nombreux facteurs établis à Paris. La caisse du piano fut élargie, agrandie ; la table, alongée jusqu’à son extrémité, donna plus de vibration ; les leviers des marteaux acquirent plus de force, et les cordes devenant plus grosses, on augmenta la résistance de la caisse, qui fut proportionnée à leur tension. On obtint enfin des pianos excellens. M. Pleyel fait en ce moment des pianos à une, à deux et à trois cordes qui réunissent tous les suffrages.

Dans la Revue musicale, M. Fétis évalue à 320 le nombre des facteurs de pianos établis aujourd’hui à Paris, et à 130 celui des facteurs établis dans les départemens ; quelques uns ont ici près de 80 ouvriers. Les produits de cette fabrication se sont élevés, depuis 1790, de 1 à 60, et tout porte à croire qu’avant peu d’années ils seront encore doublés, peut-être même triplés. Un jour arrivera sans doute, où, dans l’intérieur de chaque famille un peu aisée, on possédera un piano, comme en certains pays du midi le plus pauvre a sa guitare suspendue à un clou. Puisse ce temps ne pas être éloigné de nous, car la musique est une distraction pure et bienfaisante aux heures du repos ! elle fait aimer le foyer où le soir se réunit la famille, et elle en chasse les mauvaises pensées et l’ennui.




Chacun se doit de vivre sérieusement, attentivement et joyeusement.

Charron, De la Sagesse.




VOYAGES.


Les détails que l’on va lire sont extraits d’un Voyage autour du Monde exécuté par la corvette la Favorite, sous le commandement de M. Laplace, pendant les années 1830, 1831, et 1832. Ce sont des nouvelles d’un grand prix, car l’expédition de la Favorite est la dernière de toutes celles du même genre. Les contrées du fond de l’Asie et de l’Océanie, grâce aux excitations qu’elles reçoivent de l’Europe, secouent rapidement leur immobilité ou leur sauvagerie, et bientôt, sans doute, les relations des voyageurs sur l’état moral et politique de ces pays éloignés, seront d’autant plus vraies qu’elles seront plus récentes et seront aussi d’autant plus dignes d’intérêt qu’elles signaleront dans les civilisations inconnues des progrès que, d’après nos préjugés, nous avions crus jusqu’ici impossibles.


SINCAPOUR, DANS LE DETROIT DE MALACCA.


ORIGINE RÉCENTE DE SINCAPOUR. — SA PROSPÉRITÉ. — DESCRIPTION PITTORESQUE DE LA VILLE. — NATURE CIVILISÉE ET NATURE SAUVAGE.

Cette ville est un des exemples modernes les plus extraordinaires de ce que peut le commerce maritime d’une grande nation, quand il est encouragé et conduit par de sages et convenables institutions. Quelques années encore après la paix de 1814, les navigateurs qui passaient les détroits ne voyaient sur Sincapour que des bois épais, et sur le bord de la mer que de misérables cabanes de pêcheurs. Mais cette île sauvage dominait le détroit qui lie l’Inde avec la Chine ; peu de jours d’une navigation facile pouvaient amener sur ses bords les pros (sorte de navire) marchands des îles de la Sonde, du golfe de Siam, et des nombreux archipels qui couvrent les mers voisines. Les Hollandais s’enrichissaient dans Batavia par le monopole qu’ils exerçaient sur ces contrées ; deux siècles semblaient avoir consacré à leurs yeux les vexations qu’ils faisaient éprouver aux Malais. L’Angleterre entendit les cris de cette population, forcée de se soumettre à des droits aussi injustes qu’exorbitans, et comprit aussitôt l’avantage qu’elle pouvait en tirer. Sincapour devint une cité florissante, un port franc où tous les navires du monde, hors les américains, purent aborder sans payer aucun droit, et Batavia se vit abandonnée.

Chaque année a vu la prospérité du nouvel établissement augmenter d’une manière vraiment fabuleuse. Il est devenu l’entrepôt du commerce immense de l’Europe avec cette partie de l’Asie et les grands archipels voisins ; sa rade, si belle, si sûre, est constamment couverte des pavillons de toutes les puissances commerçantes ; son port peut à peine contenir la multitude des caboteurs malais qui, abandonnant la route de Java, viennent échanger le sucre, le café, les beaux bois de Siam, l’étain renommé des îles Battam et Bentang, et mille autres produits plus précieux, contre les marchandises d’Europe, qui, livrées sans droits et à des prix que la concurrence tient à un taux modéré, ont trouvé une consommation que les calculs les plus vrais feraient trouver incroyable.

Un autre but semble avoir guidé la compagnie anglaise dans la fondation de Sincapour ; elle a espéré trouver un débouché avantageux à l’énorme quantité de marchandises manufacturées que, par sa charte, elle est obligée d’exporter d’Angleterre, et dont ses magasins dans l’Inde étaient encombrés.

L’île de Sincapour, sur laquelle quinze années ont produit de si grands changemens, peut avoir dix lieues de l’est à l’ouest, et cinq dans la plus grande largeur du nord au sud. Elle est entourée de plusieurs autres îles plus petites, inhabitées et couvertes de bois ; son sol est formé de collines peu élevées, offrant une multitude de positions pittoresques que les Européens ont couvertes d’habitations.

La ville est située au fond d’une belle baie, et sur les bords d’une petite rivière qui la partage en deux parties. Le mouvement des canots, celui d’une multitude de bateaux apportant à bord les cargaisons attendues, ou transportant au rivage les marchandises venues de l’Inde ou de l’Europe ; enfin des flottes entières de caboteurs et de pros malais, entrant dans le port avec leurs nombreuses et longues rames ou leurs trois voiles carrées, offraient aux yeux l’image de la plus grande activité. La longue ligne de belles maisons blanches qui bordent la mer ; les charmantes habitations qui, sur un plan plus éloigné, semblaient autant de taches au milieu des bois, contrastaient d’une manière attrayante avec le rivage désert, d’un vert sombre, de la côte malaise voisine, et avec les hautes montagnes de Baltam, couvertes d’épaisses forêts, parcourues par des tigres