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versation courait, légère et riante, sur d’autres sujets, tandis que l’ombre des. arbres sous lesquels ils étaient assis, de plus en plus s’allongeait sur la prairie, et que les oiseaux s’évertuaient à chanter la fin du jour. Puis, Édouard, se redressant, prit la main de sa mère.

« Sais-tu à quoi je pense, chère mère, lui dit-il ? C’est que nous cherchons toujours au dehors des marques visibles du bonheur ou du malheur, et pourtant, — je le sais déjà, moi, par expérience, — pourtant c’est en nous-mêmes que se fait le plus souvent la justice, sans que les autres le puissent bien voir.

— Oui, mon enfant, reprit la mère, heureuse qu’Édouard eût trouvé cela lui-même. Les événements extérieurs ne sont que la plus faible part de notre vie, à nous qui aimons et pensons, à nous qui avons une conscience. Cette façon de juger du bonheur ou du malheur d’un être doué d’une si puissante vie intérieure, par les seuls faits qui l’entourent, est des plus matérielles et rudimentaires. Elle est malheureusement entretenue dans l’humanité par ce système grossier d’éducation qui fait de punitions et de récompenses arbitraires la sanction du bien et du mal, au lieu d’en appeler sans cesse à l’intelligence et à la liberté de l’être que l’on prétend élever, et qui ne peut grandir que par sa conviction et sa volonté propre. Oui, c’est en nous-mêmes que s’accomplissent nos biens et nos maux, et tout porte à croire que plus une conscience est haute, forte, éclairée, plus elle est heureuse ; que plus une conscience est trouble et criminelle, plus elle est hantée de Soupçons, de haines, de frayeurs, et souffre du vide que laisse dans toute âme humaine l’absence des nobles aspirations. La souffrance même, si féconde en révélations morales et intellectuelles, a sa volupté pour le penseur. Évidemment, car il ne faut pas pousser les choses à l’absurde, les besoins essentiels doivent être satisfaits. La faim, le froid, l’ignorance, empêchent le développement de l’être intérieur, diminuent sa force et entament sa liberté. Mais, ces conditions nécessaires remplies, en quoi consiste à ton avis le bonheur ? — Car avant de chercher où il se trouve, il est bon de le définir. »

Édouard fut un peu embarrassé. Après un instant de réflexion :

« N’est-ce pas, dit-il, ce qu’on désire ?

— Pas toujours, puisque notre désir se trompe souvent ; puisqu’il nous arrive de poursuivre avec ardeur des satisfactions que nous croyons profondes et qui se trouvent vides, de nous hâter vers des buts qui, atteints, se trouvent être des malheurs. En tout cas, si le bonheur est ce qu’on désire, il est changeant, puisqu’un des caractères les plus reconnus de notre nature est que toute jouissance n’a de vivacité que dans les premiers moments, puis s’affaisse par l’habitude et devient presque négative.

— Alors, demanda Édouard un peu inquiet, qu’est-ce donc que le bonheur ?

— Cherchons ensemble. Quelle occupation te plairait le plus ? »

Édouard ne réfléchit pas longtemps.

« C’est de voyager, s’écria-t-il.

— Te voilà du premier coup très-rapproché de la définition que je veux te proposer. Fort bien ! C’est en effet très-beau, c’est très-varié surtout, de voyager. Cependant, si l’on te disait : « Eh bien, soit, tu voyageras ; tu verras tous les pays ; tu feras le tour du monde : mais à une seule condition, c’est que tu voyageras Sans cesse, toujours, » Que répondrais-tu ?

— Sans cesse ! toujours ! Dame, c’est un peu long.

— Oui ; car enfin, si voyager répond précisément aux besoins d’investigation et