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par analogie, d’après ce qu’il y a en nous, — non pas d’héroïsme réel et vécu, — mais de simples velléités et conceptions. Ce serait à ces héros, à ces martyrs, de nous révéler eux-mèmes les joies qu’ils trouvent dans le dévouement à l’idéal et à l’humanité. Cenendant, je vais te faire une question : Les estimerais-tu heureux, si, grâce à leurs sacrifices, ils arrivaient au succès et voyaient réalisé sous leurs yeux le progrès qu’ils ont révélé ?

— Oh ! sans doute ! s’écria Édouard, mais, précisément, c’est le contraire. Ils meurent le plus souvent, en voyant leur idée vaincue avec eux.

— Non ; ils n’en croient rien. On ne donne pas sa vie pour un doute, mais pour une foi inébranlable et profonde. Tous ceux qui luttent et meurent pour le progrès sont des hommes de foi, et, par conséquent, voient sûrement réalisé dans l’avenir ce qu’ils croient. Ils goûtent idéalement, à chaque moment de leur pensée, les joies de ce succès, qui, tu le dis, les rendrait heureux. Ils en jouissent avant les autres hommes.

— Oh ! mais ce n’est pas la même chose.

— Pas assez pour nous, qui vivons plus près des réalités présentes, et avons besoin de les sentir à chaque pas sous nos mains, comme un boiteux le bâton qui lui sert d’appui ; mais chez les novateurs le sens de ces réalités à venir, qu’ils ont en quelque sorte extraites de leur propre pensée, de leur propre cœur, de leur conscience, est nécessairement bien plus fort. »

Édouard, sans répondre, resta quelque temps les yeux attachés sur cette idée ; puis il fit un signe d’acquiescement, en

levant de nouveau les yeux sur sa mère.

Elle reprit :

« D’autre part, es-tu bien sûr de ne pas faire, à l’égard de ces grands caractères, épris de science et de vertu, une confusion d’idées très-enfantine — et très-commune d’ailleurs. — Par exemple, pour un Bias, qui porte en lui tous ses biens, ne t’avises-tu point de désirer des richesses dont il n’aurait que faire, et ne voudrait pas ? Ne souhaiterais-tu point à Socrate, si ironiquement dédaigneux de la fausse gloire, les applaudissements d’un peuple vain ? Remarque bien que les avantages dont ils sont privés, sont précisément ceux auxquels ils renoncent d’eux-mêmes, dont ils n’ont souci. Être supérieur au point de se vouer soi-même au triomphe du droit, de la vérité, c’est aimer le droit et la vérité par-dessus tout ; c’est n’être ni vain, ni égoïste, ni voluptueux ; c’est avoir une ambition, un besoin tournés vers les grandes choses. Or, ce qu’ils veulent, ils l’ont ; ce qu’ils chérissent, ils le possèdent, en eux-mêmes, de façon à n’en pouvoir être privés. Cette humanité même, qu’ils aiment d’un amour si désintéressé, ne leur est point ingrate autant qu’on le pense. Non-seulement ils entendent d’avance les bénédictions qu’un jour elle répandra sur leur nom, mais toujours on la voit autour d’eux, représentée par les plus nobles de l’époque présente, leur payer le tribut d’amour, de respect et de dévouement qu’ils méritent. Quel grand homme n’a ses disciples, ses admirateurs et ses dévoués ?

« Maintenant, ils meurent souvent d’une mort violente, ces héroïques ; mais, d’abord, il faut mourir. Ils meurent, non pas en détail, d’infirmités et de décadence, mais debout, tout entiers dans leur grandeur, et ce moment, toujours douloureux, s’il est pour eux celui d’un supplice, a aussi la beauté et l’exaltation du sacrifice, et fut précédé de joies inconnues au reste des hommes. »

— Il y eut encore un silence entre Édouard et sa mère, tous deux rêveurs, tandis qu’à deux pas, entre leurs compagnons, la con-