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que vous coudoyez chaque jour, que vous connaissez de vue, comme les maisons ou les arbres du chemin, et qui ne vous est guère moins indifférent, dont vous ignorez les goûts, les pensées, les sentiments, la signification précise en un mot, jusqu au moment où une circonstance fortuite vous le donne pour ami, et le lie désormais à toute votre vie.

Édouard en était venu, sur cette grande question de la justice générale dans l’humanité, à cette heure favorable où l’idée se fait aisément comprendre, parce que le cerveau l’appelle de lui-même, et a soif de la connaître. Et elle le possédait au point qu’il restait depuis longtemps immobile, appuyé sur un coude au bord de la fenêtre, l’œil fixe, et sans regard pour les choses extérieures, — tandis que le soleil matinal dorait ses cheveux et qu’un bourdon, venu d’un tilleul voisin, tournait impunément autour de sa tête, avec sa chanson. Tout à coup, une main se posa sur la sienne, et quelqu’un s’assit en face de lui.

C’était sa mère. Elle était habillée pour la promenade et le regardait en souriant.

« Comme te voilà rêveur ! » lui dit-elle.

Édouard fut bien content de pouvoir communiquer à sa chère confidente le doute qui le tourmentait. — Elle eut, en l’écoutant, un sourire un peu triste, mystérieux.

« Il nous faudra causer de cela bien tranquillement, dit-elle. Et nous en aurons, j’espère, le loisir à la promenade. Viens déjeuner ; car l’heure approche de partir. »

Elle se leva, et après avoir déposé un baiser sur le front d’Édouard, avant de le quitter, elle attacha encore sur lui un long et tendre regard ; les mères sont émues et heureuses de voir leurs enfants devenir hommes ; car c’est l’œuvre virile du cerveau humain que cette recherche de la morale et de la justice.

On avait beaucoup couru dans les bois ; on avait cueilli des gerbes de fleurs ; on avait répondu par de gais refrains aux chants des merles ; on avait amplement diné sur l’herbe ; on avait grimpé dans les arbres et sur les rochers ; on avait donné à ses membres, engourdis par six jours de réclusion, de l’exercice pour toute une semaine ; on en avait pris à cœur joie du grand air, du soleil et de la gaieté. — Et maintenant que l’ombre du bois s’allongeait sur la prairie, on sentait le besoin de rêver et de s’unir par la pensée aux grandes harmonies, dans le sein desquelles on s’était d’abord plongé par les sens.

Au milieu de cette agitation, et même de ces jeux et de ces rires, la préoccupation d’Édouard ne l’avait point abandonné ; même quand il avait cessé d’en avoir conscience, elle était restée sur son front, comme l’ombre portée bleuâtre du nuage, l’été, sur la montagne éclatante de soleil. Et dès qu’on se fut étendu sur l’herbe, à la limite du bois et de la prairie, aussitôt, ses pensées du matin lui revinrent, et, se rapprochant de sa mère, assise près de lui, et prenant sa main :

« N’allons-nous pas causer maintenant ? lui demanda-t-il.

— Volontiers, » répondit-elle.

Édouard appuya la tête sur son coude et fixa les yeux sur sa mère.

« Voyons, reprit-elle, de quoi s’agit-il ? La justice te semble en péril parce que les plus grands et les meilleurs de ce monde, au lieu d’être honorés et comblés de biens sont souvent méconnus et sacrifiés ?

— Certainement, dit Édouard.

— Je ne sais trop si je pourrai te donner une réponse qui te satisfasse, parce qu’ici nous sortons de l’ordinaire, de la vie commune, et pénétrons dans une vie supérieure qui n’est pas suffisamment la nôtre, et dont nous ne pouvons juger que