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individualités est devenue la note d’une vaste harmonie ; l’agent d’un organisme qui formule une loi.

Il en est ainsi de la vie humaine et des choses qui la composent. À mesure qu’Édouard montait, c’est-à-dire grandissait, il voyait plus loin, des faits de plus en plus nombreux s’offraient à ses yeux, groupés d’après leurs affinités, éloignés suivant leurs différences, et paraissant tous, d’une et d’autre part, tendre à la même conclusion. Il avait vu, et pour ainsi dire touché, la justice des choses dans ses rapports personnels avec ses semblables et avec la nature ; il la reconnaissait fréquemment dans ce qui se passait sous ses yeux de faits étrangers, et toutes les analogies le conduisaient à la loi générale, qu’il pressentait en la cherchant, mais ne voyait pas nettement encore.

Dans l’été de ses quinze ans, un dimanche matin, Édouard lisait près de la fenêtre, en attendant l’heure du départ pour la promenade, qui ce jour-là devait avoir sur les coteaux de Chaville. Il lisait un recueil de biographies, où se trouvaient rassemblées toutes les grandes figures qui honorent l’humanité. La plupart de ces figures, Édouard les connaissait depuis longtemps. Il avait même déjà lu ce livre une ou deux fois, et pourtant l’idée que cette lecture venait de lui fournir, et qui tourmentait sa pensée, depuis une heure qu’il était là à tourner et retourner ces pages, à entrer tour à tour dans chacune de ces grandes vies, cette idée-là ne lui était pas encore venue.

« Oui, celui-là encore ! Tous ou presque tous ! De Socrate à Galilée, de Jeanne d’Arc à Condorcet, toujours, la condamnation, l’insulte, l’exil, la persécution, le martyre ! Les plus grands ! les plus purs ! ceux qui méritent le plus de respect ! ceux qui mériteraient le plus de bonheur ! mais alors… mais où est-elle donc en ceci la justice des choses ? »

Et tout surpris, tout inquiet, l’enfant sentait sa religion atteinte. Pourtant, sa mère ne pouvait l’avoir trompé. Lui-même, d’ailleurs, depuis des années, n’avait-il pas saisi dans sa propre vie les secrets de cette justice, qui était devenue sa foi et sa règle ? Il avait vu : il savait bien. Mais l’histoire ! Il ne pouvait pas non plus, cependant, la récuser. Les faits étaient là. Ces grands, ces sublimes, étaient malheureux.

C’était la première fois que ce problème redoutable s’emparait de l’esprit d’Édouard avec tant de force. Une fois, chez M. Ledan, sur les objections de Charles, on avait causé de ces choses. Mais alors il ne s’en était pas si fort inquiété ; il n°y avait pas fait assez d’attention.

Depuis son enfance, Édouard les fréquentait, ces grands personnages ; chacun d’eux, tour à tour, dans sa toge ou dans son armure, était venu souvent causer avec lui ; mais jusque-là, il les avait toujours vus souriants et fiers, et les croyait à l’aise sur leur piédestal. Aujourd’hui seulement, le rayonnement triomphal s’effaçait à ses yeux sous l’amère souffrance ; il voyait la couronne d’épines à la place de l’auréole ; il entendait ces grandes âmes gémir, et c’était bien vrai ; car jamais il ne s’était senti si près d’eux ; il lui semblait qu’il venait de descendre dans leur vie, et de sentir battre leur cœur.

— C’est qu’il ne faut pas croire qu’une chose soit comprise par cela seul qu’on la entendue. Chaque idée a son heure dans chaque cerveau. Elle peut bien entrer par les oreilles, s’établir dans la mémoire, aller et venir chez vous, comme chez elle. — Si tout cela se fait avant l’heure, c’est inutile ; elle n’ira pas jusqu’au fond ; vous la verrez mal ; vous ne la connaîtrez pas. Elle sera pour vous comme cet homme