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juste de lui faire sentir, Édouard ? le croyez-vous ?

— Oh ! non, monsieur, certainement.

— Quant à moi, reprit M. Ledan, en posant la main sur l’épaule d’Édouard, savez-vous le sentiment que j’éprouve en face de gens dépourvus d’instruction et d’éducation ? Ce sentiment, mon enfant, ne peut pas être le vôtre ; vous n’avez pas encore assez réfléchi sur tout cela ; mais je veux vous le dire ; car vous l’éprouverez aussi, je l’espère. C’est un sentiment tout différent du dédain et de la fierté ; un sentiment de honte et de souffrance pareil à celui que ressentirait un homme de cœur, voyageant dans un désert, si après avoir satisfait largement sa faim et sa soif il se trouvait hors d’état de secourir un survenant affamé. La science est le patrimoine, l’héritage humain, de quel droit en ai-je la jouissance, quand les autres en sont privés ? Sans doute mon savoir n’augmente pas leur ignorance ; mais je n’en jouis pas moins d’un bonheur auquel ils avaient droit aussi bien que moi, qui est nécessaire à tous, et qui se trouve refusé pourtant au plus grand nombre. Il me semble donc que j’ai mérité d’être l’objet de leur jalousie, que je puis leur sembler un égoïste et un mauvais frère, et bien loin de m’enorgueillir de mon avantage vis-à-vis d’eux, c’est un sentiment de confusion que j’éprouve de ne pouvoir le leur faire partager. »

Tandis que M. Ledan parlait ainsi, l’émotion qu’il analysait se peignait sur ses traits et colorait ses joues. Édouard ne put s’empêcher de penser que M. Ledan était un bien bon et honnête homme. Il était un peu étonné pourtant ; Car il avait cru jusque-là, comme à peu près tout le monde, que les gens instruits pouvaient être fiers vis-à-vis des ignorants. Mais il se promit d’y réfléchir, et comme en attendant, il était touché, il dit vivement :

« Je Vois, monsieur, que j’ai eu tout à fait tort. »

M. Ledan serra la main d’Édouard.

« Bien, mon enfant. Mais vous pourriez vous demander encore pourquoi, contrairement aux habitudes, j’ai admis Antoine à la table de famille ? C’est que son père, enfant du même village que moi, était mon ami d’enfance, que notre amitié s’est conservée, que j’aime Antoine, que nous l’aimons tous ; qu’enfin lorsqu’il vient travailler à notre jardin, je ne puis lui faire accepter aucun salaire, et cela parce que l’hiver dernier je lui ai donné quelques leçons, dont il a beaucoup profité. Voilà pourquoi j’ai cru pouvoir sans scrupule faire asseoir ce brave garçon, notre ami, à la même table qu’un petit Parisien bien élevé comme vous.

— Monsieur, dit Édouard, je vous demande pardon.

— Vous le devez, mon enfant : car en insultant mon hôte, vous m’avez insulté aussi. Je vous pardonne, parce que, je le vois, vous en êtes fâché ; mais je ne vous cache pas que vous m’avez causé, que vous nous avez causé à tous, un vif déplaisir. Nous avions eu déjà quelque peine à mettre Antoine à l’aise avec nous ; car le paysan qui se sait inférieur à nous par l’éducation, éprouve de la gêne en notre compagnie. Il a sa fierté, sent fort bien que tout honnête homme est l’égal d’un honnête homme et ne veut point essuyer nos railleries. Je ne voudrais pus qu’Antoine se sentit gêné au milieu de nous, et je désire que lui et ses frères soient amis de mes enfants, comme nous sommes amis son père et moi. Quant à vous, Édouard, croyez-moi, ce n’est pas la vanité qui rend heureux, mais la simplicité de cœur et la bienveillance. »

Et là-dessus, M. Ledan, après avoir affectueusement passé la main sur la tête du petit garçon, le quitta.