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une bête ou quelque chose d’approchant. Je veux vous dire les aventures de ce genre-là qui m’ont le plus frappé ; elles ne sont longues ni l’une ni l’autre. C’est comme la colère : elle n’est pas longue non plus ; seulement elle peut en un moment vous laisser à pleurer et à regretter pour des années.

« L’année dernière, j’aimais à pêcher, comme à présent, mais encore plus qu’à présent, parce que c’était tout nouveau. J’avais appris à faire du filet pour me construire un verveux moi-même ; et après y avoir longtemps travaillé j’en étais venu à bout, et j’en étais bien content. Tous les soirs, j’allais le poser dans la Loire au bout du pré, et chaque matin, dès mon réveil, je courais, à travers l’herbe mouillée, le relever ; et le cœur me battait d’espérance quand, ayant jeté la gaffe dessus, je le soulevais en le trouvant un peu lourd, et que, l’eau ruisselante écoulée, je voyais frétiller au fond la moindre écaille. C’est un de ces jours-là que je pêchai une carpe de cinq livres !

— De cinq livres ! exclama Édouard.

— I] n’y avait qu’Édouard qui pût ne pas connaitre la carpe de cinq livres, observa Amine. °

— Moi, je l’attendais, dit Charles, et J’étais bien sûr qu’elle allait venir.

— Que vous êtes mauvais, vous autres ! Elle était si belle !

— Oui, mais tu nous l’as servie déjà tant de fois !

— Vous voyez bien qu’Édouard s’en est régalé.

— Il est bien bon. Après tout, elle ne pesait pas deux kilogrammes… »

Une discussion tumultueuse s’engagea sur le poids de la carpe, ce qui arrivait toujours quand il en était question. Enfin Mme Ledan rétablit le silence, et l’orateur reprit Sa narration.

« Depuis plusieurs jours, la veine était mauvaise ; je ne prenais rien. Chaque matin, quand je soulevais le verveux, lentement, le cœur battant de peur d’une déception nouvelle, et qu’elle y était, la déception, à la place des carpes, j’en éprouvais une irritation qui devenait chaque fois de plus en plus vive. J’aurais voulu pouvoir m’en prendre à quelqu’un, et ce m’était une peine de plus de n’avoir personne, ni chose, sur qui faire tomber le poids de mes dépits et de ma colère. La colère est comme un besoin de rendre le mal qu’on a. Faute de mieux, malgré tout, il y avait quelque chose à quoi je m’en prenais, que je détestais, que j’’aurais bien voulu injurier et battre, mais que je ne pouvais saisir, et j’en étais enragé. Un matin — c’était le huitième jour, je les comptais, et chaque unité de plus augmentait d’un degré mon irritation — j’arrivai au bord de l’eau dans une agitation extrême, en me disant : Cette fois, il faut qu’il y ait quelque chose, ou bien. — Ou bien ? demanda Charles.

— Ah ! dame, je m’arrêtais là, et pour cause. Mais, par cette réticence pleine de menaces, j’espérais lui faire peur.

— À qui ? demanda le petit Jules étonné.

— À qui ? Tu ne le sais pas, toi ? Fortunatus puer, mais à cet odieux, à cet infâme, à ce détestable personnage, qui y mettait une mauvaise volonté si infernale et se moquait à plaisir de moi ! À cet individu sans état civil, que d’aucuns appellent le sort, et qui le faisait exprès, je le savais bien !

« Je lance mon crochet, soulève le verveux et Je sens une résistance. Ah !… Enfin ! À la bonne heure ! Ce n’est pas malheureux ! Il y en a cette fois ! Eh bien, il était temps, parce que… Dieu ! que c’est lourd ! Il yen a beaucoup. Non, ça penche au bout, c’est un gros ! Ma foi, c’est aussi pesant que le jour de la carpe de cinq livres, plus même… Ô bonheur !