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comme la récompense de la vertu, il n’y aura plus moyen de savoir ce qu’on appellera bonheur ou malheur. »

Amine se mit à réfléchir et Victor s’écria :

« Parbleu ! je passerais bien dans le feu, moi, si ça pouvait sauver la France ! »

On battit des mains à ces paroles, car nul ne doutait de la bonne foi de Victor, toujours aussi sincère qu’il était brave. Il ajouta :

« Et j’en serais encore bien content !

— Eh ! eh ! dit Charles, le bûcher n’est pas prêt. Mais enfin, admettons que Victor soit un héros, tout le monde n’est pas né pour l’être.

— Je vous arrête sur cette vérité, Charles, dit M. Ledan. Non, tout le monde n’est pas, ne peut pas être : roi, héros, héroïne, grande victime ou grand criminel. La masse des humains, la presque totalité, par conséquent celle que concerne la règle, vit en des conditions moyennes, qui ne comportent pas ces extrémités, et où le bien et le mal, quoique dispensés différemment, sont presque toujours réciproques. Là, s’il se trouve encore des mailres et des serviteurs, des ignorants et des lettrés, des tyrans et des victimes, il est plus facile de distinguer comment le serviteur se venge du maitre, l’ignorance populaire de la science égoïste, et comment les tyrans domestiques sont punis par leur isolement moral, par le jugement public, par les faits, souvent désastreux et violents, que détermine autour d’eux leur caractère. Tandis que l’histoire ne nous présente guère (jusqu’ici du moins) que des situations et des caractères exceptionnels. Là même, je crois qu’on peut établir, comme essayait de le faire Amine, que le rôle de tyran est loin de rendre heureux celui qui le joue, et que les grandes âmes ont des joies à elles, des joies sublimes, qu’elles goûtent au sein même du sacrifice. Toutefois, c’est dans l’histoire, telle qu’elle est aujourd’hui présentée, qu’il est le plus difficile de saisir la loi de justice et de distinguer la vérité.

— Ah ! par exemple, monsieur !

— Veuillez me laisser terminer, Charles ; j’ai réclamé le silence pour vous. Cela est plus difficile pour deux raisons : la première, c’est qu’à l’égard des faits mêmes l’histoire est à refaire en beaucoup de points ; la seconde, c’est qu’elle est à refaire encore plus à l’égard des jugements portés par les historiens, qui tous, ou presque tous, appartenant aux classes régnantes et aux partis triomphants, ont partagé les passions, les haines, les préjugés de leur groupe et de leur époque jusqu’à l’aveuglement le plus étrange. Écoutez le grave et modéré Tacite représenter comme odieusement criminelle la révolte des soldats en Pannonie et en Germanie, parce qu’ils osent se plaindre : « de vieillir au service pendant trente et quarante campagnes, d’y trainer des membres affaiblis par d’anciennes blessures ; être battus de verges pour la moindre faute ; de ne recevoir que dix as par jour pour se fournir d’habits, d’armes, de tentes, pour se racheter de la cruauté des centurions, payer chaque immunité, etc. ; enfin, d’être accablés de travaux. »

« Quelles sont les épithètes décernées par cet écrivain, si supérieur et si juste pourtant sur d’autres points, à ces malheureux qui, prenant la main du prince, sous prétexte de la baiser, lui faisaient sentir qu’ils n’avaient plus de dents ; lui montraient leurs cheveux blancs, leurs habits tout usés, leurs corps presque nus, flétris de verges, accablés du poids des années ?… — Il les traite de forcenés, de factieux, de scélérats, les accuse de substituer le goût du luxe et de l’oisiveté à l’amour de la discipline et du travail, et