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dessus de notre tête, répondit le bushman, tout, s’ils s’abattent sur ce pays que nous devons traverser. Alors, il n’y aura plus ni une feuille aux arbres, ni un brin d’herbe aux prairies, et vous oubliez, colonel, que si notre nourriture est assurée, celle de nos chevaux, de nos bœufs, de nos mulets, ne l’est pas. Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés ? »

Les compagnons du bushman demeurèrent quelques instants silencieux. Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. Le bruissement redoublait, dominé par des cris d’aigles ou de faucons qui, se précipitant sur la nuée inépuisable, en dévoraient les insectes par milliers.

« Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée ? demanda William Emery à Mokoum.

— Je le crains, répondit le chasseur. Le vent du nord les porte directement. Puis, voilà le soleil qui disparaît. La fraiche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. Elles s’abattront sur les arbres, sur les buissons, sur les prairies, et alors… »

Le bushman n’acheva pas sa phrase. Sa prédiction s’accomplissait en ce moment. En un instant, l’énorme nuage qui dépassait le zénith, s’abattit sur le sol. On ne vit plus qu’une masse fourmillante et sombre autour du campement et jusqu’aux limites de l’horizon. L’emplacement même du camp fut littéralement inondé. Les chariots, les tentes, tout disparut sous cette grêle vivante. La masse des criquets mesurait un pied de hauteur. Les Anglais, enfoncés jusqu’à mi-jambe dans cette épaisse couche de sauterelles, les écrasaient par centaines à chaque pas. Mais qu’’importait dans le nombre ?

Et cependant, ce n’étaient pas les causes de destruction qui manquaient à ces insectes. Les oiseaux se jetaient sur eux en poussant des cris rauques et ils les dévoraient avidement. Au-dessous de la masse, des serpents attirés par cette friande curée, en absorbaient des quantités énormes. Les chevaux, les bœufs, les mulets, les chiens s’en repaissaient avec un inexprimable contentement. Le gibier de la plaine, les bêtes sauvages, lions ou hyènes, éléphants ou rhinocéros, engloutissaient dans leurs vastes estomacs des boisseaux de ces insectes. Enfin, les Bochjesmen eux-mêmes, très-amateurs de ces « crevettes de l’air », s’en nourrissaient comme d’une manne céleste ! Mais leur nombre défiait toutes ces causes de destruction, et même leur propre voracité, car ces insectes se dévorent entre eux.

Sur les instances du bushman, les Anglais durent goûter à cette nourriture qui leur tombait du ciel. On fit bouillir quelques milliers de criquets assaisonnés de sel, de poivre et de vinaigre, après avoir eu soin de choisir les plus jeunes qui sont verts, et non jaunâtres, et par conséquent, moins coriaces que leurs aînés, dont quelques-uns mesuraient quatre pouces de longueur. Ces jeunes locustes, gros comme un tuyau de plume, longs de quinze à vingt lignes, n’ayant pas encore déposé leurs œufs, sont, en effet, considérés par les amateurs comme un mets délicat. Après une demi-heure de cuisson, le bushman servit aux trois Anglais, un appétissant plat de criquets. Ces insectes débarrassés de la tête, des pattes et des élytres, absolument comme des crevettes de mer, furent trouvés savoureux, et sir John Murray qui en mangea quelques centaines pour son compte, recommanda à ses gens d’en faire des provisions énormes. Il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre !

La nuit étant venue, chacun regagna sa couche habituelle. Mais les chariots n’avaient point échappé à l’envahissement. Impossible d’y pénétrer sans écraser ces innombrables insectes. Dormir dans