Page:Magasin d education et de recreation - vol 15 - 1871-1872.djvu/161

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’aigres ou d’empoisonnées, la vie nous devient amère. Les hommes, en général, ne comprennent pas combien ils sont forcément liés les uns aux autres, et c’est pour cela qu’ils jettent dans la vie tant de gouttes de fiel qu’ils croient n’être que pour autrui, mais qui reviennent un jour ou l’autre remplir d’amertume leur propre bouche.

— Eh bien ! dit Édouard après un instant de réflexion, je ne trouve pas cela très-juste, moi, que tout le monde boive à la même tasse, les bons et les méchants. »

Comme sa maman se levait en ce moment, il la retint par sa robe, afin d’avoir une réponse. Mais elle se dégagea en souriant.

« Il y aurait trop à dire là-dessus. Ce sera pour plus tard. »

Et elle se rendit à la cuisine, pour s’occuper du diner.

Après le diner, quand on se rassembla autour de la cheminée, la maman attira Édouard sur ses genoux et lui dit :

« Crois-tu que si l’enfant, la pauvre apprentie qu’on charge d’un travail au-dessus de ses forces, qu’on gronde et malmène, si elle devient mauvaise ; de méchante humeur, négligente, menteuse, si elle est enfin malfaisante à l’égard des autres comme on l’a été pour elle, crois-tu qu’elle n’ait pas d’excuses, et que la faute n’en soit pas à d’autres plus qu’à elle-même ?

— Est-ce qu’il y a bien d’autres petites filles malheureuses comme celle que j’ai rencontrée ? demanda Édouard.

— Beaucoup, et beaucoup aussi de petits garçons. La plupart des enfants sont privés d’instruction, de tendresse et de bon exemple. C’est une grande injustice et un grand malheur. Eh bien ! nous qui sommes à l’abri de ce mal, c’est parce que nous ne faisons pas tout notre possible pour l’empêcher que nous méritons d’en

partager, en bien des cas, la peine. Sais-tu, mon enfant, à quoi j’ai pensé ? Il faut tâcher de retrouver cette petite fille et de lui procurer un apprentissage, où elle soit doucement enseignée et bien élevée.

— Oh ! maman, que tu es bonne ! » s’écria Édouard enchanté.

Le plan fut bientôt fait. On irait dans la maison où Édouard avait porté le panier, demander l’adresse de la blanchisseuse ; on aurait de celle-ci l’adresse de la petite fille et de sa mère, et, si elles y consentaient, la petite, proprement vêtue par les soins d’Adrienne et de sa maman, entrerait dans l’une des écoles fondées par Élisa Lemonnier.

Les deux enfants étaient tout heureux.

« Quel bonheur de lui faire une robe ! disait Adrienne. »

Et elle cherchait dans sa toilette les objets qu’elle pourrait donner.

« Combien coûte-t-elle, cette école ? demanda Édouard.

— 12 francs par mois.

— Oh ! c’est beaucoup. Et comment feras-tu, maman, toi qui disais l’autre jour que tu n’avais pas d’argent quand je t’ai demandé ce joli buvard ?

— Je n’en avais pas, en effet, pour une fantaisie ; mais pour un devoir sérieux j’en trouverai. Nous ferons des économies sur notre toilette ct sur nos plaisirs. »

Ce bon projet réussit. La petite fille fut placée à l’école professionnelle où, tout en recevant une bonne instruction primaire, elle fit l’apprentissage d’un état lucratif. Elle et sa mère en étaient heureuses, Souvent aussi Édouard pensait qu’il était la cause ou du moins l’occasion de ce bonheur, et il en éprouvait une joie profonde. Et quand il désirait une emplette que sa mère lui refusait en disant : « Non, il faut songer aux 12 francs de notre école, » son regret ne durait guère, et son sacrifice était joyeux.