Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
94
ANDRÉ LAURIE

et le couvert, les figues savoureuses et les mûres sauvages s’offrant ici aussi abondantes que l’eau pure.

Tel était le charme de cette salle à manger improvisée que lady Theodora ne tarda pas à émettre le vœu d’y planter sa tente pour une période indéterminée, et ce fut seulement en constatant que les belles figues dorées étaient habitées de fourmis et l’arbre infesté de babouins que, soudain, lasse de son caprice, elle se montra disposée à se remettre en selle de bon cœur et à quitter l’oasis qui l’avait séduite. Lord Fairfield, pendant le repas, n’avait pas quitté le fourgon où, confortablement installé et la porte rabattue, il pouvait suivre de l’œil ce qui se passait autour de lui, prenant part à la causerie quand il le jugeait bon ; fermant les yeux et sommeillant sans être inquiété dés qu’il en éprouvait le besoin. Toutefois Gérard, qui était devenu fort expert en ces matières, notait chez le blessé une légère accélération du pouls avec élévation de température, et, plus que tout autre argument, ce léger symptôme alarmant eut pour effet de calmer les velléités vagabondes de lady Theodora et de lui faire souhaiter la conclusion rapide du voyage. Ainsi laissa-t-elle désormais s’enfuir sans trop de regrets les élans, au truches et antilopes qui cà et là tentaient sa carabine.

Les étapes étaient de douze heures, ponctuées chacune par un repos inégal, soit un point et virgule à midi et un point à dix heures du soir ; en d’autres termes, deux heures pour la sieste et le repas du jour, et dix heures pour ceux de la nuit.

On était à la seconde halte du soir. Á l’avant de la grande voiture d’ambulance, quatre couchettes étroites, mais propres et commodes, avaient été réservées aux dames : quant à Martine, elle comptait bien dormir tranquillement assise aux pieds de Colette, avec Tottie dans ses bras et avait repoussé énergiquement l’idée d’encombrer pour elle d’un matelas de plus l’espace trop restreint.

Pour les hommes, des tentes légères se dressaient rapidement autour du fourgon ; le feu s’allumait afin de tenir les fauves à distance et devait être alimenté pendant la nuit. Après avoir dîné de bon appétit et s’être mutuellement souhaité un sommeil tranquille, chacun s’était hâté de gagner sa couche et, au bout de dix minutes, tous étaient profondément endormis, sauf la sentinelle, et aussi la pauvre Tottie ; elle n’avait cessé, tout au long de la journée, de réclamer l’ami Goliath. S’agitant sur les genoux de Martine, son petit cœur fidèle ne pouvant comprendre et accepter la disparition du camarade qui, pas un jour encore, n’avait manqué dans sa vie ; sa voix dolente répétait sans trêve :

« Maman !… veux Goliath !… Maman !… pourquoi Goliath pas avec nous ?… Maman !… revenons chercher Goliath…

— Il reviendra, ma chérie, il reviendra !… » répétait Colette attendrie par le chagrin de l’enfant, et non sans verser quelques larmes pour son propre compte. Enfin la fillette s’était assoupie et la jeune mère à son tour avait laissé aller sa tête et perdu le souvenir des choses, lorsqu’un cri bien connu et qu’elle prend d’abord pour la suite de ses songes, tant elle a peine à croire à tant de bonheur, la fait se dresser brusquement sur sa couche, prêter l’oreille, haletante.

Le cri se répète ; la voix de l’ami, peu musicale peut-être pour le vulgaire, délicieuse à l’ouïe de Colette, se fait plus forte et plus pressante. C’est Goliath ! il ne peut y avoir de doute.

La jeune femme s’est couchée toute vêtue, comme chacun dans la caravane. D’un bond, elle est debout. Elle saute en bas de la voiture, et, courant à l’arrière du camp, elle s’élance au cou du brave éléphant, ou à sa trompe, enfin à ce qu’elle peut atteindre du gigantesque pachyderme et, le couvrant de larmes et de baisers, lui fait un accueil digne de lui, digne de son courage, de son esprit et de sa constance ; digne de l’amitié véritable qui existe entre eux.

Goliath fait le beau, relève ses défenses d’un air conquérant, pousse des gloussements de joie. Il est très content de Colette, très content de lui-même, cela est évident. Pendant ce temps, tous les autres, réveillée par le bruit, se sont levés à leur tour, arrivent un à un, et c’est un concert de louanges et de