Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
COLETTE EN RHODESIA

l’attachement de l’éléphant à ses maîtres, soit l’étendue de sa sagacité, s’allongèrent auprès de leur feu de bivouac, l’esprit tout à fait en repos. S’ils s’étaient donné la peine de regarder de près l’œil sec et rusé de l’intelligent animal, peut-être eussent-ils modifié leur opinion ; mais peut-être aussi, se sentant observé, Goliath aurait-il pris soin de jouer la comédie !…

On entendait maintenant s’ébranler et grincer sur ses essieux la voiture d’ambulance et dans l’air pur du matin le pas des chevaux résonnait distinctement, descendant le chemin rocheux qui serpente aux flancs du kopje. En un quart d’heure toute la caravane était au bas du mamelon et, suivant le sentier battu qui part de Boulouways, dans la direction du Nord, atteignait bientôt les hautes herbes et s’engageait dans le Veldt.

Tout ce pays est formé de vastes plaines ondulées, piquées çà et là d’un kopje et bar rées de buissons, de bouquets d’arbres, de haies naturelles qu’un petit cheval courageux peut franchir aisément, mais qui exigent de fréquents détours si on voyage en wagon.

Par places la prairie se montrait émaillée de plantes grasses et d’une profusion de fleurs sauvages, entre autres le pétunia qui croissait là avec une richesse et une vigueur singulières. Dès le début, lady Théodora, qui était folle de joie à la pensée de la liberté retrouvée de lord Fairfield, demandait à s’arrêter à chaque instant pour cueillir des bouquets afin d’en orner la voiture où reposait son frère ; mais l’ordre de la marche avait été réglé strictement, les haltes déterminées, et M. Massey déclinait poliment d’y apporter la moindre infraction. En attendant la première de ces haltes, il fallut donc se contenter du plaisir des yeux et de la distraction toujours renouvelée que les petits obstacles à franchir apportaient à la monotonie du voyage.

Dans les creux que la plaine, subitement affaissée, offre de temps à autre, des eaux séjournent et forment des marécages couverts de végétation et dont il faut se défier, non pour leur profondeur, mais à cause des retards qu’ils apportent à la marche, surtout à celle d’un attelage. Après en avoir franchi ou tourné une demi-douzaine, on arriva sur le bord d’une rivière ou plutôt d’un torrent tributaire du Limpopo, dont personne, dans la petite bande, ne put dire le nom — à supposer qu’il en possédât un officiellement — et où Gérard signala les traces d’un passage récent d’hippopotames.

À ce mot la jeune chasseresse fit entendre de nouvelles prières pour qu’on s’arrêtât un instant. Mais M. Massey, inflexible et souriant, se tint à son plan :

« Halte à midi, fit-il en tirant sa montre. Il n’est pas encore dix heures. »

Et les deux Nemrods, désappointés, durent se contenter en soupirant de disserter à perte de vue sur les prouesses qu’ils auraient pu accomplir, tandis que Lina, qui chevauchait entre eux, les raillait gentiment, un peu jalouse peut-être de l’attrait que ces monstres amphibies exerçaient sur l’âme de Gérard. Car Lina, comme Colette, après avoir passé bravement à travers les terreurs du continent noir, n’avait gardé aucun goût pour les chasses de la forêt et du désert ; les animaux féroces, si pittoresques dans les livres et les contes, elle les avait jugés plutôt hideux à l’épreuve ; elle les tenait pour vus et ne souhaitait pas en rencontrer sur sa route.

Au surplus, le passage assez laborieux de l’affluent du Limpopo suffit, pour une bonne demi-heure, à monopoliser l’attention et les bras ; lorsqu’on se trouva à l’autre bord avec armes et bagages, la saine fatigue du travail avait balayé tout caprice de récréation, et quand enfin l’aiguille des montres marqua midi, ce fut avec une exclamation de joie que chacun sauta à bas de sa selle et se prépara à faire honneur aux provisions.

Le site était admirablement choisi pour une halte méridienne ; un ruisseau roulait ses eaux claires au pied de la pelouse bien abritée sous le rocher et qu’un énorme figuier chargé de fruits mûrs achevait de couvrir d’une ombre épaisse. Si bien qu’après avoir essuyé les rayons du soleil vertical, en plein Veldt, chaud et sans abri, on se voyait soudain transporté dans une sorte de salle de verdure sur un moelleux tapis de gazon où un voyageur peu exigeant rencontrait à la fois le vivre