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L’ÉMERAUDE DU PHARAON

Cent fois, il avait été à deux doigts de jeter l’émeraude sur la table du baron ; une fausse honte l’avait toujours retenu !

Ce fut dans ce triste et douloureux état d’âme qu’un soir, Vincenou aperçut le temple de Philœ tout rouge sur les rochers noirs, sous la chaude lumière du soleil couchant.

L’ancien sanctuaire d’Isis se dressait parmi les palmiers dans un isolement hautain.

Défendu jadis par ses murailles et le bouillonnement des cataractes, il devait être à peu près inaccessible.

« Nous allons descendre ici, déclara M. de Ribagnac : on ne peut pas passer auprès de Philœ sans lui rendre visite. Philœ est à la fois un temple et une oasis, un bouquet de verdure et de granit !… »

On aborda parmi des éboulements de pierres, et tout de suite le vieux savant tomba en arrêt devant des hiéroglyphes… Vincenou n’attendit pas qu’il les eût déchiffrés ; il avait soif de mouvement, d’agitation et voulait monter plus haut.

Bientôt, il atteignit le temple où il erra d’abord en indifférent, plus occupé de la vue qu’on découvrait que de l’architecture ancienne.

Tout d’un coup, une inscription frappa ses regards : celle-là n’était pas écrite en caractères égyptiens, mais bien en français, et voici ce qu’on lisait péniblement sur le granit :

L’an VI de la République, le 10 messidor, une armée française, commandée par Bonaparte, est descendue à Alexandrie. L’armée ayant mis, vingt jours après, les Mamelouks en fuite aux Pyramides, Desaix, commandant la 1re division, les a poursuivis au delà des cataractes où il est arrivé le 13 ventôse de l’an VII.

Desaix ?…

Il avait passé là avec ses grenadiers !…

L’image du grand-père vénéré se dressa devant le petit-fils, non plus joviale et fière, mais triste et abattue.

« Enfant, semblait-elle dire, m’as-tu donc oublié ?… Tu t’es engagé dans la mauvaise route !… Allons ! un bon mouvement, reviens vite dans le droit chemin ! »

Vincenou se laissa glisser par terre et, le front appuyé à une stèle brisée, il éclata en sanglots !

Le vieux !… Le vieux !… Depuis huit jours, il n’avait pas osé y penser…

Et voilà qu’à l’improviste, dans cette île lointaine, il retrouvait sa trace glorieuse !

L’aïeul avait traversé ce temple… Ses gros souliers à clous avaient foulé ces débris antiques, ses yeux avaient contemplé le grand fleuve qui fuyait vers le nord…

Il ne savait pas, lui, ce qu’étaient Isis ou Ramsès, le Serapéum ou l’hypogée d’Ipsamboul ; mais ce qu’il savait mieux que personne, c’est qu’il devait obéir à ses chefs et faire son devoir partout !…

Quel frisson d’horreur l’eût parcouru s’il avait pu deviner que, près d’un siècle plus tard, un de ses petits-fils passerait en ce même endroit l’âme chargée d’une lourde faute !

Vincenou était écrasé sous le poids de sa honte !… Une main toucha son épaule et une voix dit auprès de lui :

« Qu’as-tu, petit ? Serais-tu tombé sur ces pierres ? »

L’enfant secoua la tête sans répondre : il ne pouvait encore parler.

« Voyons, explique-toi ! reprit M. de Ribagnac, sérieusement inquiet. Quelle est la cause de tes larmes ?

— C’est Desaix ! » balbutia Vincenou.

Le baron écarquilla les yeux derrière ses lunettes d’or : il ne s’attendait pas à rencontrer l’un des généraux de Bonaparte en cette affaire !

« C’est Desaix ! reprit Vincenou, il a poursuivi les Mameloucks jusqu’ici !…

— Je viens de lire ça sur une pierre… Alors, j’ai pensé « au vieux » qui était avec lui…

— Quel vieux ?

— Mon grand-père, le grenadier… Avant de mourir, il a dit à mon père : « Je vous ai donné l’exemple… Marchez droit comme moi ! » Et moi, je suis allé de travers !… Je suis un misérable, un voleur !… »

Un voleur ? M. de Ribagnac commençait à croire que le soleil d’Égypte avait détraqué son petit secrétaire.