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JULES VERNE

Jean-Marie Cabidoulin était chez lui, dans sa chambre du rez-de-chaussée, au fond d’une cour. Un homme vigoureux, âgé de cinquante-deux ans, vêtu de son pantalon de velours à côte et de son gilet à bras, coiffé de sa casquette de loutre et ceint du grand tablier brunâtre. L’ouvrage ne donnait pas fort et, s’il n’avait pas eu quelques économies, il n’aurait pu faire chaque soir sa partie de manille au petit café d’en face avec un vieux retraité de la marine, ancien gardien des phares de la Hève.

Jean-Marie Cabidoulin était, d’ailleurs, au courant de tout ce qui se passait au Havre, entrées et sorties des navires à voile ou à vapeur, arrivées et départs des transatlantiques, tournées de pilotages, nouvelles de mer, enfin de tout ce qui éclosait de potins sur la jetée pendant les marées de jour.

Maître Cabidoulin connaissait donc et de longue date le capitaine Bourcart. Aussi, dès qu’il l’aperçut au seuil de sa boutique :

« Eh ! eh ! s’écria-t-il, toujours amarré au quai, le Saint-Enoch, toujours bloqué dans le bassin du Commerce comme s’il était retenu par les glaces…

— Toujours, maître Cabidoulin, répondit le capitaine Bourcart.

— Et pas de médecin ?…

— Présent… le médecin…

— Tiens… c’est vous, monsieur Filhiol ?…

— Moi-même, et si j’ai accompagné M. Bourcart, c’était pour vous demander d’embarquer avec nous…

— Embarquer ?… s’écria le tonnelier en brandissant son maillet.

— Oui, Jean-Marie Cabidoulin… dit le capitaine Bourcart. Est-ce que ce n’est pas tentant… un dernier voyage sur un bon navire en compagnie de braves gens ?…

— Par exemple, monsieur Bourcart, si je m’attendais à une pareille proposition !… Vous le savez bien, je suis à la retraite… Je ne navigue plus qu’à travers les rues du Havre, où il n’y a ni abordages, ni coups de mer à craindre… Et vous voulez…

— Voyons, maître Cabidoulin, réfléchissez… Vous n’êtes pas d’un âge à moisir sur votre bouée, à rester affourché comme un vieux ponton au fond d’un port !…

— Levez l’ancre, Jean-Marie, levez l’ancre ! » ajouta en riant M. Filhiol, pour se mettre à l’unisson de M. Bourcart.

Maître Cabidoulin avait pris un air de profonde gravité — probablement son air de mauvais prophète — et d’une voix sourde, il dit :

« Écoutez-moi bien, capitaine, et vous aussi, docteur Filhiol. Une idée que j’ai toujours eue… qui ne me sortira jamais de la tête…

— Et laquelle ?… demanda le capitaine Bourcart.

— C’est que, à force de naviguer, on finit nécessairement par faire naufrage tôt ou tard !… Certes, le Saint-Enoch a un bon capitaine… il a un bon équipage… je vois qu’il aura un bon médecin… mais j’ai la conviction que, si je m’embarquais, il m’arriverait ce qui ne m’est pas encore arrivé…

— Par exemple !… s’écria le capitaine Bourcart.

— C’est comme je vous le dis, affirma maître Cabidoulin. Aussi me suis-je promis de terminer tranquillement ma vie en terre ferme !…

— Pure imagination, cela, déclara le docteur Filhiol, et tous les navires ne sont pas destinés à périr corps et biens…

— Non, sans doute, répondit le tonnelier, mais, que voulez-vous, c’est un pressentiment : si je reprenais la mer, je ne reviendrais pas…

— Allons donc, Jean-Marie Cabidoulin, répliqua le capitaine Bourcart, ce n’est pas sérieux…

— Très sérieux, et puis, entre nous, je n’ai plus de curiosité à satisfaire. Est-ce que je n’ai pas tout vu du temps que je naviguais… les pays chauds, les pays froids, les îles du Pacifique et de l’Atlantique, les ice-bergs et les banquises, les phoques, les morses, les baleines ?…

— Mes compliments, vous n’êtes pas à plaindre, dit M. Filhiol.

— Et savez-vous ce que je finirais par voir ?…

— Quoi donc, maître Cabidoulin ?…

— Ce que je n’ai jamais vu… quelque ter-