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POUR L’HONNEUR

Une robe claire, un grand chapeau de mousseline, un profil perdu aux lignes très pures, une petite main posée sur un de ces fauteuils roulants qui servent à promener les malades, voilà ce qu’apercevait le jeune homme.

Élargissant lui-même le point d’observation, il parvint à distinguer de jolis cheveux châtain clair frisottant sur la nuque neigeuse, une taille souple, encore frêle…

Cette gracilité et la fraîcheur enfantine du timbre de la voix ne portaient pas dix-huit ans : une jeune fille… mais qui ?

M. Saujon avait dû protester en quelque manière, car elle s’était tue un instant.

Bientôt elle reprit :

« Vous pensez que Malauvert aurait abouti aussi vite ? Erreur, oncle Charlot. Il aurait pris la file et vous serait revenu à la nuit… sans votre voiture, probablement. Songez que deux chars venaient d’accrocher au tournant ; ils avaient tous les deux pas mal d’avaries : c’était pressé ; ils attendaient tout chargés au milieu de la rue qu’ils fermaient ! Sans compter cinq ou six vignerons venus avec des outils à réparer, et qui se montraient impatients d’être servis… Ah ! ah ! vous voudriez savoir comment je m’y suis prise ? Eh bien, ils étaient là tous à me regarder monter, poussant mon équipage. Je m’arrête ; je leur dis bonjour avec le plus gracieux sourire que je peux trouver, et j’explique : « Je vais peut-être vous retarder, mais il s’agit d’un malade qui sera privé de se promener s’il n’a pas son fauteuil roulant. La réparation est peu de chose : cinq minutes suffiront. Voulez-vous permettre qu’on commence par là ? » Pas un n’a osé dire non… Tandis qu’on remettait l’écrou, j’ai causé avec eux. De quoi, oncle Charlot ? Ah ! vous allez rire ! nous avons parlé politique… J’avais justement lu le journal à bonne maman ; j’étais ferrée. Je les ai ébahis. Ça a été très drôle. »

L’oncle Charlot riait tout fort.

« Tant pis ! je me risque », dit Pierre, faisant quelques pas dans la direction du rond-point.

Mais un nouvel incident se produisit, qui l’attira ailleurs.

Dans la propriété voisine, une altercation venait de s’élever, si violente, que la jeune amie de l’oncle Charlot, ne prenant pas le temps de rentrer chez elle par le dehors, se précipita vers le mur mitoyen, grimpa sur un banc de pierre qui s’y appuyait et, dressée sur la pointe des pieds pour permettre à son regard de dépasser la crête, s’informa d’un ton moitié rieur, moitié fâché :

« Qu’est-ce qui arrive ? Encore une dispute à cause de ce maudit croquet ? Vous vous le ferez interdire, mes petites. »

Les délinquantes, deux fillettes de quinze et treize ans, accoururent, leur maillet à la main, vers le lilas d’où émergeait le chapeau de leur sœur aînée, criant ensemble :

« C’est Jeanne qui prétend…

— C’est Blanche qui soutient que…

— Là ! là ! interrompit la petite fée de l’oncle Charlot, se bouchant les oreilles ; si vous voulez que je vous comprenne, parlez l’une après l’autre.

— Blanche affirme que, lorsqu’on est corsaire, les autres peuvent vous croquer, fit Jeanne.

— N’est-ce pas que c’est vrai, Gaby ? insinua Blanche.

— Et puis, reprit Jeanne, sans laisser à Gabrielle le temps de donner son avis, elle veut que le joueur qui prend deux coups puisse déplacer la boule de plus d’une largeur de maillet. Cette prétention, c’est tricher ! »

Et, se tournant vers Blanche :

« Oui ! oui ! mademoiselle, cria la petite, secouant sa tête aux cheveux courts, dont les frisures s’agitaient drôlement autour de son visage empourpré d’indignation, oui, c’est tricher. Mais, à la pension, toutes les grandes trichent quand elles jouent avec nous.

— Si on peut dire !… protesta Blanche avec un haussement d’épaules.

— Si on peut dire que vous trichez ? Moi, je le dis, parce que c’est vrai. Vous trichez de crainte d’être vaincues par nous, les petites…

— Eh bien, je ne jouerai plus avec toi, déclara l’accusée en lançant son maillet loin d’elle.

— Je vous rejoins, prononça Gabrielle. Je