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— Ne dites pas cela, lieutenant, ne dites pas cela !… répliqua le tonnelier d’une voix grave.

— Allons, Jean-Marie Cabidoulin, reprit M. Bourcart, ce n’est pas sérieux !… Le grand serpent de mer !… Je vous le répète pour la centième fois… personne ne l’a jamais vu… personne ne le verra jamais… pour cette bonne raison qu’il n’existe pas et ne peut exister…

— Il existe si bien, capitaine, s’obstina à répondre le tonnelier, que le Saint-Enoch fera sa connaissance avant la fin de la campagne… et qui sait même si ce n’est pas de la sorte qu’elle finira ! »

Et, pour tout avouer, Jean-Marie Cabidoulin était si affirmatif que non seulement les novices du bord, mais les matelots finiraient par ajouter foi aux menaçantes prédictions du tonnelier. Qui sait si le capitaine parviendrait à clore la bouche d’un homme si convaincu ?…

C’est alors que le docteur Filhiol, interrogé par M. Bourcart sur ce qu’il pouvait savoir relativement au prétendu serpent de mer, répondit :

« J’ai lu à peu près tout ce qu’on a écrit là-dessus et je sais les plaisanteries que s’est attirées le Constitutionnel en donnant ces légendes pour des réalités… Or, remarquez, capitaine, qu’elles ne sont pas nouvelles ! On les retrouve dès le début de l’ère chrétienne ! Déjà la crédulité humaine accordait des dimensions gigantesques à des poulpes, à des calmars, à des encornets, à des céphalopodes, qui ordinairement ne mesurent pas plus de soixante-dix à quatre-vingts centimètres de longueur, compris leurs tentacules. Il y a loin de là à ces géants de l’espèce, agitant des bras de trente, de soixante, de cent pieds, et qui n’ont jamais vécu que dans les imaginations !… Et n’a-t-on pas été jusqu’à parler d’un kraken, long d’une demi-lieue, lequel entraînait les bâtiments dans les profonds abîmes de l’Océan ! »

Maître Cabidoulin prêtait une extrême attention au docteur, mais il ne cessait de remuer la tête négativement devant ses affirmations.

« Non, reprit M. Filhiol, pures fables, auxquelles les anciens croyaient peut-être, puisque, du temps de Pline, il était question d’un serpent amphibie, à large tête de chien, aux oreilles repliées en arrière, au corps recouvert d’écailles jaunissantes, qui se jetait sur les petits navires et les mettait en perdition. Puis, dix ou douze siècles plus tard, l’évêque norvégien Pontoppidan affirma l’existence d’un monstre marin, dont les cornes ressemblaient à des mâts armés de vergues, et, lorsque les pêcheurs se croyaient sur de grands fonds, ils les trouvaient à quelques pieds seulement, parce que l’animal flottait sous la quille de leur chaloupe ! Et, n’allait-on pas jusqu’à soutenir que le monstre possédait une énorme tête de cheval, des yeux noirs, une crinière blanche et, dans ses plongeons, il déplaçait un tel volume d’eau que la mer se déchaînait en tourbillons pareils à ceux du Maël-Strom !…

— Et pourquoi ne l’aurait-on pas dit, puisqu’on avait vu ?… observa le tonnelier.

— Vu… ou cru voir, mon pauvre Cabidoulin… répondit le capitaine Bourcart.

— Et même, ajouta le docteur Filhiol, ces braves gens n’étaient point d’accord, les uns affirmant que l’animal avait le museau pointu et qu’il rejetait l’eau par un évent, les autres soutenant qu’il était muni de nageoires en forme d’oreilles d’éléphant. Et puis ce fut la grande baleine blanche, des côtes du Groenland, la fameuseMobyDick, que les baleiniers écossais pourchassèrent pendant plus de deux siècles sans parvenir à l’atteindre, et même sans j’amais l’avoir aperçue…

— Ce qui n’empêchait pas d’admettre son existence…, ajouta M. Bourcart en riant.

— Naturellement, déclara M. Filhiol, tout comme celle du non moins légendaire serpent, qui, il y a quelque quarante ans, vint se livrer à de formidables ébats, une première fois dans la baie de Glocester, une seconde fois à trente milles au large de Boston, dans les eaux américaines. »

Jean-Marie Cabidoulin fut-il convaincu par les arguments du docteur ? Non, assurément. D’ailleurs, à propos de ces animaux prodigieux