Il eût été difficile de ne pas l’être !… La Vincente elle-même fut vaincue… Du reste, son homme avait parlé, elle n’avait qu’à s’incliner…
Vincenou, lui, eut beaucoup de peine à dissimuler sa joie !
Il allait connaître le pays des Pharaons !… L’Égypte où les Israélites restèrent captifs jusqu’à la venue de Moïse… L’Égypte où la Sainte Famille avait fui pour échapper à la fureur d’Hérode… L’Égypte où saint Louis était tombé aux mains des infidèles… L’Égypte où Bonaparte avait mené ses soldats d’Italie enivrés de victoires…
L’Égypte enfin où le grand-père — celui que Vincent appelait « le vieux », sans nulle intention irrespectueuse — avait gagné ses galons de sergent dans un mémorable combat livré par le général Desaix aux Mamelouks.
Vincenou n’avait jamais connu « le vieux », mais c’était tout de même pour lui une figure vivante.
Son père lui en avait si souvent parlé !
Désiré Vincent avait été grenadier… Il avait promené ses habits en loques et ses souliers percés de Marengo aux Pyramides, de Madrid à Moscou… Après Waterloo, il avait été de ceux qui, dans la cour de marbre du palais de Fontainebleau, pleurèrent comme des enfants devant leur empereur tombé et le drapeau du 1er régiment de la garde… Pauvre drapeau, grand comme un mouchoir de poche, mais où était écrite en lettres d’or l’histoire de cette poignée de braves qui l’avaient rapporté intact du steppe glacé et du désert brûlant.
Le vieux était alors revenu au pays pour se marier et fonder une famille…
On avait conservé de lui son bonnet à poil et un mauvais daguerréotype, œuvre d’un praticien de canton, qui le représentait encore très vert et très jovial en dépit de la grosse moustache blanche et des glorieuses balafres qui lui coupaient la figure.
Que de fois, le dimanche, les enfants avaient demandé à voir le bonnet du grand-père !
On le tirait alors du coffre où il reposait et on l’offrait à leur respectueuse admiration : un éclat de bombe l’avait troué… l’aigle était tordue… le poil n’avait plus de couleur… N’importe !… Tel qu’il était, le vieux bonnet parlait de gloire et de devoir accompli à ces humbles âmes de paysans que la vie des champs avait rendus poètes sans le savoir…
Longtemps, le père contemplait le couvre-chef guerrier, démesurément haut, puis il le replaçait dans le coffre, avec cette observation toujours la même :
« Petits, il faudra être digne du vieux ! Ce n’était pas un homme ordinaire… Il n’aurait jamais touché à ce qui ne lui appartenait pas, même en temps de guerre, alors que tous les camarades se bourraient les poches… Toute sa vie, il a marché droit et il m’a bien recommandé de suivre son exemple !… Je vous le recommande aussi !… »
Et ce furent encore ces mêmes paroles que Vincent adressa à son fils, lorsqu’il l’embrassa à l’heure du départ.
M. de Ribagnac, déjà installé au fond de sa berline, attendait patiemment la fin de ces épanchements de famille.
La Vincente pleurait dans un mouchoir à carreaux, les petits ouvraient de grands yeux admiratifs devant ce frère transformé en monsieur, par un tailleur de Bergerac. Seul, Vincent conservait toute sa dignité de chef de famille.
« Mon fils, dit-il, tu t’en vas loin de nous… Tu es encore bien jeune, mais tu as reçu de bons enseignements… J’espère que tu ne les oublieras pas… Souviens-toi du vieux !… Toute sa vie il a marché droit !… »
Vincenou était trop ému pour répondre ; une dernière fois, il embrassa sa mère et les petits, puis il grimpa en voiture.
La portière se referma et le cocher reçut l’ordre de partir.
Sur tous les seuils, des têtes curieuses se montrèrent… L’instituteur sortit de l’école… M. le curé souleva le rideau de son cabinet… L’enfant distribuait à droite et à gauche des saluts et des sourires… mais bientôt les maisons se firent plus rares et ce fut le grand chemin où les chevaux prirent une plus vive allure.
Vincenou était en route pour l’inconnu !