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J. DE COULOMB

Mais, hêlas ! les temps étaient durs !… Le blé avait manqué !… Le phylloxera n’avait rien laissé de la belle vigne, qui, jadis, sans qu’on s’occupât d’elle, mûrissait aux tiédeurs de septembre… Il avait fallu emprunter… on ne pouvait plus rendre, et il y avait aux Borderies deux autres petites bouches à nourrir !…

« Laissez moi Vincenou, avait dit l’instituteur, l’année précédente : il a été reçu le premier à son certificat d’études : c’est un enfant qui ira loin… Je le pousserai !… Nous l’enverrons à l’École normale de Périgueux ! »

Le père Vincent avait fait la sourde oreille à ces séduisantes propositions. Pierre — surnommé Vincenou, suivant l’antique coutume périgourdine, qui donne au fils aîné un diminutif du prénom paternel — avait déjà les bras solides : il vous retournait une pièce de terre mieux que n’importe quel garçon de ferme, et, lorsqu’il dirigeait la charrue, ses sillons s’en allaient droit, sans hésitation ni tortuosité, ainsi que le regard d’un honnête homme.

Et gentil avec cela, toujours de bonne humeur, pas lambin et travailleur comme pas un !…

La figure éveillée de l’enfant avait attiré l’attention, d’ordinaire un peu distraite, du baron de Ribagnac, et, un matin d’octobre, il était arrivé dans le champ où Vincenou labourait.

Une joyeuse flamme brillait dans les gros yeux de myope du vieux savant, toujours abrités derrière des lunettes d’or.

« Quel âge as-tu, petit ? avait-il demandé.

— Quatorze ans, monsieur le baron.

— M. le curé m’a dit que tu écrivais comme un clerc de notaire !

— C’est vrai, monsieur le baron !… J’aime bien tenir une plume et faire des problèmes aussi, sans parler de l’histoire de France que je sais par cœur !…

— Serais-tu content de voyager ?

— Oh ! oui, monsieur le baron ; à l’école, quand j’apprenais la géographie, j’aurais voulu pouvoir visiter tous les pays roses et bleus qui sont marqués sur les cartes.

— À merveille !… j’irai parler à ton père !… »

Et, le soir même, le baron s’était présenté chez Vincent, à l’heure du souper.

Les deux petits, Vincenille et Léonard, dormaient déjà derrière les courtines à carreaux rouges et blancs : on pouvait donc causer bien à l’aise, sans courir le risque d’être dérangés.

« Voilà ce que c’est, dit M. de Ribagnac, en s’asseyant sur le vieux fauteuil de paille que la Vincente avait vite épousseté avec son tablier, je vais bientôt retourner en Égypte, où mes travaux m’ont déjà appelé à plusieurs reprises, et j’aurais besoin d’un jeune compagnon de route, qui puisse à la fois soigner mes effets et me tenir lieu de secrétaire, mes yeux ne me permettant plus d’écrire longtemps… Vincenou me plaît… J’ai vu de son écriture… elle est très lisible !… Voulez-vous me le confier ? »

Le père Vincent regarda sa femme, restée debout auprès de la cheminée, où son écuelle de soupe gisait abandonnée sur le saloir.

La Vincente était très rouge !… Cela lui faisait de la peine évidemment de se séparer de son fils aîné.

« Je lui donnerai huit cents francs pour la première année, continua le baron, et, cela va sans dire, je le défrayerai de toute dépense. »

Huit cents francs !… Une fortune !… On pourrait éteindre quelques vieilles dettes, replanter une partie de la vigne, mettre des tuiles neuves sur la toiture, qui laissait passer l’eau du ciel, et curer le fossé qui bordait le grand pré !…

Huit cents francs ! Ça ne pouvait pas se refuser !

Avant d’accepter, Vincent voulut cependant élucider un point obscur.

« Nous n’avons jamais eu de gens à livrée dans notre famille, monsieur le baron, dit-il fièrement. Je ne voudrais pas que le petit portât un habit à boutons d’or !

— Qui vous parle de cela ?… Puisque je vous dis qu’il sera mon secrétaire… Partout où j’irai, il ira aussi… Il mangera à ma table… Là, êtes-vous content ?… »