Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/43

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il est vrai, Marcel Ferut assurait qu’il fallait bien se garder de détruire ces intelligentes bêtes.

« Et pourquoi ?… lui demanda un jour l’un des novices.

— Parce que, si le Saint-Enoch courait danger de se perdre, ils nous préviendraient…

— Ces rats…

— Oui… ces rats… en se sauvant…

— Et comment ?

— À la nage, parbleu, à la nage… » répliqua ce farceur de charpentier.

Dans l’après-midi, M. Bourcart, toujours le plus poli des hommes, envoya le second, M. Heurtaux, à bord du Caulaincourt, pour s’excuser de n’avoir pu rendre son salut avec un pavillon qui de tricolore était devenu unicolore, et quelle couleur, le pavillon noir !

La relâche du Saint-Enoch dura quatre jours. En dehors des heures de travail, le capitaine Bourcart avait jugé bon de laisser les matelots descendre à terre, bien qu’il y eût risque de désertion. Cela tient à ce qu’en ce pays il se fait un métier fort lucratif, celui de scieur de long. Les forêts y sont inépuisables, ce qui excite à quitter le bord. Cette fois, pourtant, l’équipage était au complet à l’heure réglementaire, et pas un ne manquait à l’appel le jour du départ. Si les matelots n’avaient guère d’argent en poche, ils s’étaient du moins régalés gratuitement de ces pêches que les colons français leur permettaient de cueillir et d’un agréable petit vin fabriqué avec ces fruits.

Le 22 février, M. Bourcart fit prendre les dispositions pour l’appareillage. Il n’avait pas l’intention de revenir à ce mouillage d’Akaroa, à moins d’y être obligé par le mauvais temps et en cas que son navire ne pût tenir la mer.

Du reste, ce matin-là, s’entretenant avec le second, les deux lieutenants, le docteur Filhiol et le maître d’équipage :

« Notre campagne, si les circonstances ne s’y opposent pas, dit-il, comprendra deux parties. En premier lieu, nous pêcherons sur les parages de la Nouvelle-Zélande pendant cinq ou six semaines. En second lieu, le Saint-Enoch fera voile pour les côtes de la Basse-Californie, où, à cette époque, il sera facile, je l’espère, de compléter la cargaison.

— Eh ! fit observer M. Heurtaux, ne peut-il arriver que nous fassions plein chargement d’huile dans les mers de la Nouvelle-Zélande ?…

— Je ne le crois pas, répondit M. Bourcart. J’ai causé avec le capitaine du navire américain… Selon lui, les baleines cherchent déjà à regagner des parages plus nord…

— Et là où elles iront, là nous saurons les amarrer ! déclara le lieutenant Coquebert. Je me charge de leur filer de la ligne tant qu’elles en voudront…

— Et vous pouvez compter, capitaine, ajouta Romain Allotte, que je ne resterai pas en arrière de mon camarade…

— Je compte surtout, mes amis, reprit M. Bourcart, que l’ambition de vous surpasser l’un l’autre ne vous fera pas commettre d’imprudences !… Donc, c’est convenu, après les parages de la Nouvelle-Zélande, les parages de la Basse-Californie, où j’ai plus d’une fois déjà fait bonne pêche… Ensuite… on verra d’après les circonstances. — Qu’en penses-tu, maître Ollive ?…

— Je pense, capitaine, répondit celui-ci, que le Saint-Enoch se rendra où il vous plaira de le conduire, fût-ce jusqu’à la mer de Behring. Quant aux baleines, je vous en souhaite par douzaines. Mais cela regarde les chefs de pirogues et les harponneurs, et non le maître d’équipage.

— Entendu, mon vieux compagnon, répliqua en souriant M. Bourcart, et, puisque c’est ton idée, reste dans ta partie comme Jean-Marie Cabidoulin reste dans la sienne !… Les choses n’en iront pas plus mal…

— C’est mon avis, déclara Ollive.

— À propos, le tonnelier et toi, vous vous disputez toujours ?…

— Toujours, capitaine. Avec sa manie de prédire des malheurs, Cabidoulin finirait par vous mettre la mort dans l’âme !… Je le connais de longtemps et je devrais y être habitué !… C’est d’autant plus bête de sa part qu’il s’est toujours tiré d’affaire au cours de ses navigations !… Vrai ! il eût mieux fait de de-