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de l’hémisphère méridional où règnent les plus mauvais temps. Sans doute, il est loisible à un steamer de s’engager à travers les sinuosités du détroit de Magellan et d’éviter ainsi les formidables bourrasques du cap. Quant aux voiliers, ils ne sauraient s’y aventurer sans d’interminables retards, surtout lorsqu’il s’agit de franchir ce détroit de l’est à l’ouest.

Au total, il est donc plus avantageux de chercher la pointe de l’Afrique, de suivre les routes de l’océan Indien et de la mer du Sud, où les nombreux ports de la côte australienne offrent de faciles relâches jusqu’à la Nouvelle-Zélande.

C’est bien ainsi qu’avait toujours procédé le capitaine Bourcart lors de ses précédents voyages, et ce qu’il fit encore cette fois. Il n’eut pas même à s’écarter notablement dans l’ouest, étant servi par une brise constante, et, après avoir dépassé les îles du Cap-Vert, il eut connaissance de l’Ascension, puis, quelques jours plus tard, de Sainte-Hélène.

À cette époque de l’année, au delà de l’Équateur, ces parages de l’Atlantique sont très animés. Il ne se passait pas quarante-huit heures sans que le Saint-Enoch croisât soit quelque steamer filant à toute vapeur, soit quelques-uns de ces rapides et fins clippers qui peuvent lutter de vitesse avec eux. Mais le capitaine Bourcart n’avait guère le loisir de les « raisonner » les uns ou les autres. Le plus souvent, ils ne se montraient que pour hisser le pavillon indiquant leur nationalité, n’ayant de nouvelles maritimes ni à donner ni à recevoir.

De l’île de l’Ascension, passant entre elle et la grande terre, le Saint-Enoch n’avait pu apercevoir les sommets volcaniques qui la dominent. Arrivé en vue de Sainte-Hélène, il la laissa sur tribord à une distance de trois ou quatre milles. De tout l’équipage, le docteur Filhiol était seul à ne l’avoir jamais vue, et, pendant une heure, ses regards ne purent se détacher du pic de Diane au-dessus du ravin occupé par la prison de Longwood.

Le temps, assez variable, bien que la direction du vent fût constante, favorisait la marche du navire, qui, sans changer ses amures, n’avait qu’à diminuer ou à larguer ses voiles.

Les vigies, postées sur les barres, faisaient toujours bonne garde. Et pourtant les baleines n’apparaissaient pas ; elles se tenaient probablement plus au sud, à quelques centaines de milles du Cap.

« Diable de diable, capitaine, disait parfois le tonnelier, ce n’était pas la peine de m’embarquer, puisque je n’ai pas d’ouvrage à bord…

— Cela viendra… cela viendra… répétait M. Bourcart…

— Ou ça ne viendra pas, reprenait le tonnelier en hochant la tête, et nous n’aurons pas un baril plein en arrivant à la Nouvelle-Zélande…

— Possible, maître Cabidoulin, mais c’est là qu’on les remplira… La besogne ne vous manquera pas, soyez-en sûr !

— J’ai vu un temps, capitaine, où les souffleurs abondaient dans cette partie de l’Atlantique…

— Oui… j’en conviens, — et il est certain qu’ils deviennent de plus en plus rares, — ce qui est regrettable ! »

C’était vrai, et à peine les vigies eurent-elles à signaler deux ou trois baleines franches, — l’une de belle grosseur. Par malheur, relevées trop près du navire, elles sondèrent aussitôt et il fut impossible de les revoir. Avec l’extrême vitesse dont ils sont doués, ces cétacés pouvaient franchir une grande distance avant de revenir à la surface de la mer. Amener les pirogues pour leur donner la chasse, c’eût été s’exposer à d’extrêmes fatigues sans sérieuses chances de réussite.

Le cap de Bonne-Espérance fut atteint vers le milieu du mois de décembre. À cette époque, les approches de la côte d’Afrique étaient très fréquentées par les bâtiments à destination de l’importante colonie anglaise. Il était rare que l’horizon ne fût pas sillonné de quelque fumée de steamer.

À plusieurs reprises déjà, pendant ses voyages précédents, M. Bourcart avait fait relâche dans le port de Capetown, lorsque le