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LES HISTOIRES DE CABIDOULIN

tain nombre d’officiers et de matelots, il faut qu’il embarque un médecin… c’est formel… Or vous n’en avez pas…

— Et c’est bien pour cette raison que le Saint-Enoch n’est pas aujourd’hui par le travers du cap Saint-Vincent, où il devrait être ! »

Cette conversation entre le capitaine Bourcart et M. Brunel se tenait sur la jetée du Havre, vers onze heures du matin, dans cette partie un peu relevée qui va du sémaphore au musoir.

Ces deux hommes se connaissaient de longue date, l’un ancien capitaine au cabotage, devenu officier de port, l’autre commandant le trois-mâts Saint-Enoch. Et, ce dernier, avec quelle impatience il attendait d’avoir pu compléter son rôle d’équipage pour prendre le large !

Bourcart (Évariste-Simon), âgé d’une cinquantaine d’années, était le plus connu des capitaines au long cours sur la place du Havre, son port d’attache. Célibataire, sans famille, ayant navigué dès sa prime enfance, il avait été mousse, novice, matelot et maître au service de l’État.

Après de multiples voyages comme lieutenant et second dans la marine marchande, il commandait depuis dix ans le Saint-Enoch, un baleinier qui lui appartenait par moitié avec la maison Morice frères.

Excellent marin, hardi et résolu, il gardait toujours, contrairement à tant d’autres de ses collègues, une extrême politesse dans ses fonctions, ne jurant pas, donnant ses ordres avec une parfaite urbanité. Sans doute, il n’allait pas jusqu’à dire à un gabier : « Prenez la peine de larguer les ris du petit perroquet ! » ou au timonier : « Ayez l’extrême obligeance de mettre la barre à tribord, toute ! » Mais il passait avec raison pour être le plus poli des capitaines au long cours.

À noter, en outre, que M. Bourcart, favorisé dans ses entreprises, avait eu des campagnes constamment heureuses, des traversées invariablement excellentes. Aucune plainte de la part de ses officiers, aucune récrimination de ses matelots. Donc, si l’équipage du Saint-Enoch, cette fois, n’était pas au complet, et si son capitaine ne trouvait pas à le compléter, il ne fallait pas voir là un indice de défiance ou de répugnance de la part du personnel maritime.

M. Bourcart et M. Brunel venaient de s’arrêter près du support métallique de la cloche, sur la terrasse demi-circulaire qui termine la jetée. Le marégraphe marquait alors le plus bas du jusant, et le mât de signaux n’avait ni pavillon ni flamme. Aucun navire ne se préparait à entrer ou sortir, et les chaloupes de pêche n’auraient pas même trouvé assez d’eau dans le chenal à cette marée de nouvelle lune. C’est pourquoi les curieux n’affluaient pas comme au moment des pleines mers. Les bateaux de Honfleur, de Trouville, de Caen et de Southampton restaient amarrés à leurs pontons, et, jusqu’à trois heures de l’après-midi, il ne se ferait aucun mouvement dans l’avant-port.

Pendant quelques instants, les yeux du capitaine Bourcart, se portant vers le large, parcoururent ce vaste secteur compris entre les lointaines hauteurs d’Ouistreham et les massives falaises des phares de la Hève. Le temps était incertain, le ciel tendu de nuages grisâtres dans les hautes zones. Le vent soufflait du nord-est, — une petite brise, capricieuse, qui fraîchirait au début de la marée montante.

Quelques bâtiments traversaient la baie, les uns arrondissant leur voilure sur l’horizon de l’est, les autres sillonnant l’espace de leurs vapeurs fuligineuses. Assurément, ce devait être un regard d’envie que lançait M. Bourcart à ses collègues plus favorisés qui avaient quitté le port. Il va de soi que, même à cette distance, il s’exprimait en termes convenables, et son urbanité naturelle ne lui eût pas permis de les traiter comme l’eût fait un loup de mer.

« Oui, dit-il à M. Brunel, ces braves gens font bonne route, vent sous vergue, tandis que moi, je suis encore au bassin et ne puis en démarrer !… Voyez-vous, c’est ce que j’appelle proprement de la mauvaise chance, et c’est la première fois qu’elle s’attaque au Saint-Enoch