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le maître d’hôtel qui tous, sauf le tonnelier, faisaient partie du personnel depuis trois ans et étaient au courant du service.

Il convient d’ajouter que maître Ollive et maître Cabidoulin se connaissaient de longue date, ayant navigué ensemble. Aussi, le premier, sachant à quoi s’en tenir sur les manies du second, l’avait-il accueilli par ces mots :


« eh ! vieux, te voilà donc ?… — me voilà. »

« Eh ! vieux, te voilà donc ?…

— Me voilà, dit l’autre.

— Tu veux en tâter encore ?…

— Comme tu vois.

— Et toujours avec ta satanée idée que ça finira mal ?…

— Très mal, répondit sérieusement le tonnelier.

— Bon, reprit Mathurin Ollive, j’espère que tu nous épargneras tes histoires…

— Tu peux compter que non !

— Alors, à ton aise, mais s’il nous arrive malheur…

— C’est que je ne me serai pas trompé ! » répliqua Jean-Marie Cabidoulin.

Et qui sait si le tonnelier n’éprouvait pas déjà le regret d’avoir accepté les offres du capitaine Bourcart.

Dès que le Saint-Enoch eut doublé les jetées, le vent ayant une tendance à fraîchir, ordre fut donné de larguer les huniers, dans lesquels le maître d’équipage fit prendre deux ris. Puis, aussitôt que l’Hercule eut largué sa remorque, les huniers furent hissés ainsi que le petit foc et l’artimon, en même temps que le capitaine Bourcart faisait amurer la misaine. Dans ces conditions, le trois-mâts allait pouvoir louvoyer vers le nord-est de manière à contourner l’extrême pointe de Barfleur.

La brise obligea le Saint-Enoch à garder le plus près ; mais, comme il tenait bien la mer sous cette allure, même à cinq quarts du vent, il filait à raison de dix nœuds.

Il y eut lieu de courir des bords pendant trois jours, avant de débarquer le pilote à la Hougue. À partir de ce moment, la navigation s’établit régulièrement en descendant la Manche. Les bons vents prirent alors le dessus à l’état de belle brise. Le capitaine Bourcart, ayant fait établir perroquets, cacatois, voiles d’étais, put constater que le Saint-Enoch n’avait rien perdu de ses qualités nautiques. Du reste, son gréement avait été réinstallé presque tout entier, en vue de ces lointaines campagnes dans lesquelles un navire supporte d’excessives fatigues.

« Beau temps, mer maniable, bon vent, dit M. Bourcart au docteur Filhiol, qui se promenait avec lui sur la dunette. Voici une traversée qui commence bien, et c’est assez rare, lorsqu’il faut sortir de la Manche à cette époque !

— Mes compliments, capitaine, répondit le docteur, mais nous ne sommes qu’au début du voyage.

— Oh ! je sais, monsieur Filhiol, il ne suffit pas de bien commencer, il importe surtout de bien finir !… N’ayez crainte, nous avons un bon navire sous les pieds, et, s’il n’est pas lancé d’hier, il n’en est pas moins solide de coque et d’agrès… Je prétends même qu’il offre plus de garantie qu’un bâtiment neuf, et croyez que je suis édifié sur ce qu’il vaut.

— J’ajouterai, capitaine, qu’il ne s’agit pas seulement de faire une heureuse navigation. Il convient que celle-ci donne des avantages sérieux, et cela ne dépend ni du navire, ni de ses officiers, ni de son équipage…

— Comme vous dites, répliqua le capitaine Bourcart. La baleine vient ou ne vient pas… Ça, c’est la chance, comme en toute chose, et la chance ne se commande point… On s’en retourne les barils pleins ou les barils vides, c’est entendu !… Mais le Saint-Enoch en est à sa cinquième campagne depuis qu’il est sorti des chantiers de Honfleur, et elles se sont toujours balancées à son profit…

— C’est de bon augure, capitaine. Et comptez-vous attendre d’être arrivé dans le Pacifique pour la pêche ?…

— Je compte, monsieur Filhiol, saisir toutes les occasions, et, si nous rencontrons des baleines dans l’Atlantique avant de doubler le Cap, nos pirogues s’empresseront de leur donner la chasse… Le tout, c’est qu’on les aperçoive à bonne distance et qu’on parvienne à les amarrer sans trop se retarder en route. »