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parvînt à creuser une retraite dans le soubassement de la banquise, ainsi que l’ont fait quelques baleiniers, comment vivre pendant sept à huit mois encore ?… Ne point oublier qu’il s’agissait de nourrir cinquante-six hommes, dont l’alimentation n’était assurée que pendant une quinzaine de jours, — trois semaines au plus, même en se réduisant au strict nécessaire. Compter sur la chasse ou la pêche eût été trop incertain. Puis, comment organiser le chauffage, si ce n’est en brûlant les débris du navire ?… Et après que deviendraient les naufragés ?…

Quant à l’arrivée d’un bâtiment en vue de la banquise, les deux tiers de l’année s’écouleraient avant que ces parages redevinssent navigables !…

Le capitaine Bourcart prit donc la résolution de partir dès que serait achevée la construction de traîneaux, auxquels, à défaut de chiens, s’attelleraient les hommes.

Il convient de dire que ce projet, adopté par l’équipage du Saint-Enoch, le fut également et sans discussion par le personnel du Repton.

Peut-être, cependant, les Anglais eussent-ils préféré se mettre séparément en route. Mais, faute de vivres, ils ne l’auraient pu, et le capitaine Bourcart n’eût jamais consenti à leur en fournir dans ces conditions.

Et, d’ailleurs, les naufragés étaient-ils exactement fixés sur la position de l’ice-field ?… Avaient-ils la certitude de se trouver dans le voisinage de la terre de Wrangel ?… Aussi, lorsque le docteur Filhiol posa cette question au capitaine :

« Je ne puis vous répondre d’une façon positive… déclara M. Bourcart. Avec mes instruments, j’aurais su relever notre position, s’ils n’eussent été brisés… Je pense pourtant que cet ice-field doit être à proximité de la terre de Wrangel, à moins qu’il ne subisse l’action d’un courant qui porterait à l’ouest ou à l’est du détroit de Behring. »

L’hypothèse était plausible. Or, sans points de repère, comment reconnaître si le champ de glace était immobilisé ou s’il dérivait avec la banquise…

En effet, deux forts courants traversent ces parages. L’un vient du nord-ouest en contournant le cap Orient de la presqu’île des Tchouktschis, l’autre vient du nord pour se réunir au premier qui remonte le long de la côte alaskienne jusqu’à la pointe de Barrow.

Quoi qu’il en soit, le départ était décidé. Aussi, sur l’ordre du capitaine, maître Cabidoulin, le charpentier et le forgeron se mirent-ils à la besogne. Il s’agissait de construire trois traîneaux avec les planches et les espars retirés duSaint-Enoch, dont la coque continuerait à servir d’abri. Quant au combustible, dont il faudrait emporter le plus possible, les mâts et les vergues le fourniraient en abondance.

Ce travail devait durer trois jours, à la condition de ne pas perdre son temps. Les Anglais offrirent leurs services, et M. Bourcart comptait surtout y recourir pendant le cheminement. Ce ne serait pas trop de tous les bras pour enlever ces lourds traîneaux au cours d’un si long voyage.

Plusieurs fois, les deux capitaines, les lieutenants et le docteur Filhiol montèrent à la crête de la banquise, dont les pentes étaient assez praticables. De cette hauteur de trois cents pieds, le rayon de visibilité mesurait environ cinquante kilomètres. Aucune terre n’apparut dans le champ des longues-vues. En direction du sud, c’était toujours la mer charriant des glaces et non l’ice-field ininterrompu !… Il était à supposer que quelques semaines s’écouleraient encore avant que le détroit de Long fût pris sur toute son étendue… si c’était bien le détroit de Long qui s’ouvrait de ce côté…

Durant ces trois jours, le campement ne fut point troublé par la visite des ours blancs. Deux ou trois de ces animaux, qui ne laissent pas d’être redoutables, après s’être montrés entre les glaçons, se retirèrent dès qu’on voulut les poursuivre.

Enfin, à la date du 26 octobre, dans la soirée, la construction des traîneaux fut achevée. On les chargea des caisses de conserves, viandes, légumes et biscuits, d’une forte provision de bois, d’un paquet de voiles