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P. PERRAULT

L’instinct maternel avait fini par déglacer ce cœur resté si longtemps fermé à son dernier enfant.

Elle eut une exclamation joyeuse en apercevant Marc et l’embrassa avec tendresse.

Mise au courant des événements survenus :

« Que voulez-vous ? dit-elle, il n’y a pas à s’en casser la tête contre les murs… Legonidec est parti ne laissant personne derrière lui. Il l’aurait dit si quelqu’un des siens survivait. Au contraire il déclare que son nom s’éteint à sa mort. Il est dans la paix… Cela vaut mieux qu’une réparation si tardive et dont sa fille, sa plus grande affection, n’eût point profité. À quoi cela aurait-il abouti ? À rejeter la honte d’une famille sur l’autre, et ce seraient encore des innocents qui pâtiraient.

— Nous devons quand même faire connaître la vérité à ceux devant qui, jadis, il s’est vu calomnié, intervint Pierre.

— Oui, nous le devons et ce sera fait, fait par moi, déclara M. Aubertin, mais sans nommer le coupable. Ainsi, justice sera rendue et tout se trouvera sauvegardé.

— Merci pour la mémoire de mon oncle.

— Ce n’est pas pour lui, mon enfant, que je garderai ce secret ; c’est pour vous, dont la droiture m’inspire tant d’ad…

— Oh ! je vous en supplie, interrompit vivement le jeune homme ; c’est de la probité stricte, rien de plus. On ne mérite pas d’éloges pour être honnête ; où en serions-nous ? »

Et il ajouta tout de suite :

« Voulez-vous que nous fassions un compte approximatif de ce qui fût revenu à Legonidec et de ce qui vous revient à vous, monsieur ? J’ai grande hâte que tout ceci soit réglé. »

Cette fois, Mme Aubertin prit part au débat. Après tout, il était bien à eux, cet argent. Elle avait trop souffert de la pauvreté relative où ce malheureux événement l’avait condamnée à vivre pour ne se point réjouir à envisager cette situation nouvelle.

La seule excuse d’Odule étant d’avoir toujours considéré son prêteur involontaire comme un associé, Pierre exigea que les calculs fussent basés sur ce terme.

Ils donnèrent les résultats suivants : des seize cent mille francs, auxquels les frais et legs de tout genre réduiraient à peu près l’héritage, Legonidec, entré dans l’association pour quatorze mille francs, aurait droit à deux cent quatre-vingt mille ; M. Aubertin, à onze cents.

« Mais il ne te restera rien ! fit Marc, les sourcils froncés, l’air mécontent. Un décompte entre associés : soit ! La thèse est acceptable, mais à la condition qu’une large part soit réservée à celui qui a eu la peine de faire prospérer le capital commun.

— Vous discuterez de cela à table, interrompit Mme Aubertin. Passons dans la salle à manger.

— As-tu de quoi nous faire déjeuner ? interrogea son mari qui, connaissant la simplicité du menu, se sentait un peu anxieux.

— Oui. En voyant ces jeunes gens, Célestine a eu l’heureuse inspiration de courir chercher des côtelettes et du jambon. »

Glacial, ce déjeuner ! plein de gêne et de malaise, en dépit des efforts de Marc pour l’animer un peu.

Pierre s’était trop dépouillé : cela embarrassait ses hôtes.

Chez Mme Aubertin, ce sentiment se compliquait de la crainte que le compte arrêté ne fût pas définitif.

Se méfiant à ce propos des intentions de son mari, dont le visage soucieux ne lui disait rien de bon, elle évitait d’y revenir et ramenait l’entretien sur un autre terrain chaque fois qu’il déviait de ce côté.

En meilleure disposition d’esprit, Pierre se fût diverti prodigieusement à observer cette petite manœuvre. Il finit par avoir pitié des inquiétudes de la bonne dame, et, se tournant vers son ami :

« Je ne t’ai pas répondu tout à l’heure à propos de nos arrangements : ils sont équitables ; tu me peinerais à en reparler. Au reste, mon oncle Charles et moi sommes résolus à ne rien garder de cet argent. Nous nous proposions d’en verser le reliquat aux œuvres de charité déjà fondées. Mais la part attribuée à Legonidec, et restée sans emploi