Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
333
POUR L’HONNEUR

« Si jamais la vérité venait à se découvrir, laissez en paix ma mémoire, monsieur, puisque mon nom meurt avec moi.

« Dieu sait ! Que les hommes pensent ce qu’ils voudront. J’ai souffert longtemps de leur jugement ; aujourd’hui, je vois que celui de Dieu seul importe, puisque c’est lui qui juge en dernier ressort.

« Je vous pardonne donc bien sincèrement, monsieur, et je souhaite que les circonstances vous soient favorables. Puissent-elles réparer la ruine dont j’ai été l’occasion involontaire !

« J’ai rompu toutes relations avec ceux que j’ai connus. Personne ne sait où je suis. Aux yeux de tous, je resterai le coupable justement chassé par vous, — ce qui a passé pour une grande indulgence de votre part, car vous pouviez me faire mettre en prison, disait-on autour de moi à l’usine le jour où je l’ai quittée, — je veux donc mourir sans que personne connaisse mon dernier refuge.

« Cette lettre sera mise à la poste après ma mort, à une gare de chemin de fer, loin d’ici, et ne vous apprendra rien quant à son point de départ.

« Tout ce que je vous demande, monsieur, pour le cas où le coupable, à ses derniers moments. — cela s’est vu… — avouerait la vérité, c’est, quand vous me saurez innocent, de faire prier pour moi.

« Car j’ai longtemps eu de la rancune ; j’ai vécu le cœur plein de haine. J’ai souvent maudit vous et tous ceux par qui j’ai souffert et Dieu aura grandement à me pardonner.

« Jean-Baptiste Leconidec. »


Pierre n’avait pas achevé cette lecture sans un violent effort de volonté ; par instants l’émotion le tenait à la gorge, éteignait sa voix.

Marc avait tenu les yeux fixés sur son père, lui. Il le plaignait de toute son âme d’avoir à subir cette heure et se demandait comment il supporterait un tel choc.

Cette voix du mort s’élevant pour pardonner, souhaiter le bonheur et demander l’oubli, repoussant avec une fierté sereine le jugement des hommes, que c’était grand ! Mais combien cruel pour l’accusateur de jadis !

Legonidec s’était plus vengé en pardonnant et en mourant dans sa détresse et dans sa honte qu’en venant revendiquer sa part de fortune et sommer celui qui n’avait point cru à sa parole de lui rendre l’honneur.

Guérit-on d’un tel remords ?

Sur ces entrefaites, Mme Aubertin rentra.