Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
317
COLETTE EN RHODESIA

instant touché de remords ; mais à peine s’est-elle éloignée qu’envoyant au diable ses bonnes résolutions, il recommence à se mal conduire, reprend son œuvre de destruction, défonce les clôtures, fait des dégâts épouvantables.

Colette, toujours indulgente pour son favori, — dans ses pires moments il redevenait doux comme un agneau avec sa chère maîtresse, il faut se hâter de le constater, — Colette attribuait tous ses méfaits à la nostalgie qui le rongeait.

« Voyez-vous, Le Guen, ce pauvre ami se sent tellement à l’étroit sur cette pelouse, qu’il n’a plus qu’une idée : en sortir à tout prix… Ce champ, très vaste pour un Parisienné, est pour lui une simple prison, disait-elle dans les conciliabules anxieux qu’elle avait avec le fidèle gabier au sujet de l’éléphant.

— Sûr, mam’selle Colette ! (Le Guen n’avait jamais pu se déshabituer du titre de Mademoiselle, malgré les fréquentes objurgations de Martine.) Rapport à sa corpulence, elle se croit dans un trou de souris, c’te malheureuse bête… et c’est bien compréhensible… j’en ferais bien autant !…

— Est-ce encore lui ?… demandait Colette inquiète, en montrant des pelouses piétinées, des massifs de fleurs dévastés, et jusqu’à un jeune peuplier les racines en l’air.

— Sûr, certain que c’est lui !… Ah ! satané Goliath, va !… En fait-il du remue-ménage !… Non, mais en fait-il !

— Que va dire papa ?… Son beau massif de rhododendrons tout abîmé !… Oh ! Goliath, comment peux-tu te conduire ainsi ? »

Goliath affecte de ne pas entendre et regarde droit devant lui d’un air détaché.

« Tu sais qu’on ne pourra plus permettre à Tottie de jouer avec toi, si tu deviens aussi méchant… » continue Colette.

Goliath prend délicatement Tottie par le milieu du corps, du bout de sa trompe, et la balance doucement dans les airs à la grande joie de la petite.

« Oui, fais le bon apôtre ! grommelle Le Guen en tapotant de sa baguette le vaste train de derrière de l’éléphant. Ce qu’il est madré, l’animal !… Regardez-le donc cligner des yeux ; on dirait un chat, mille sabords !…

— Si on pouvait le mettre à la raison comme un chat, il y aurait quelque espoir ! » fait Colette, moitié riant, moitié soupirant.

D’ailleurs, tant que Colette est au jardin, la conduite de Goliath est exemplaire. On le voit se promener à pas comptés, tournant d’un air digne autour des pelouses, se tenant sur les allées et broutant à peine une feuille verte, deci, delà. Mais il n’est pas plus tôt seul qu’une sorte de folie l’envahit tout entier, et, fondant droit devant soi, il galope à travers corbeilles et plates-bandes, en arrache les bordures, sème autour de lui les ruines et la dévastation.

Bientôt il prend la manie d’arracher les arbres ; en peu de jours il devient si expert à ce jeu qu’il ne reste plus debout que les plus grands, en vainM. Masseyse fâche, le menace de le punir sévèrement, Goliath n’en tient compte et pousse l’impudence jusqu’à taquiner du bout de ses défenses un jeune saule sous les yeux mêmes de son maître !

Enfin, un jour, il met le comble à ses for faits. Toute la nuit il a travaillé secrètement au mur qui sépare la propriété de M. Massey de celle du voisin, une pierre disjointe a éveillé son instinct de destruction ; à petits coups de défense, il descelle les pierres voisines, puis les fait tomber, et ce jeu l’enchante si bien qu’à l’aube il a pratiqué une brèche presque suffisante pour le laisser passer !

Par malheur, il a choisi pour théâtre de son exploit un lieu retiré du jardin où l’on va rarement ; si bien que vers onze heures son travail est achevé et il pénètre triomphalement dans le jardin voisin, qu’il parcourt au grand trot, semant sur ses pas l’étonnement et la terreur.

La nourrice, son poupon sur les bras, entourée des enfants plus âgés, le grand-père lisant paisiblement son journal sur un fauteuil de rotin, la maman et la grande sœur occupées à un ouvrage de couture, sont épouvantés soudain par l’apparition de ce monstre, surgissant devant eux, grisâtre, énorme, les oreilles soulevées, la trompe droite, faisant