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COLETTE EN RHODESIA

sont écoulés depuis son retour en France, et la première joie du retour épuisée chez l’enfant de la vieille Europe, le colon-né qui est en lui soupire déjà pour les immenses espaces du continent noir. Et peu à peu, autour de lui, chacun se met à penser et à dire de même, — sauf peut-être M. Weber et Martial Hardouin, lesquels, habitant à demeure le monde idéal du savant, jouissent de la précieuse faculté de ne pouvoir jamais être dépaysés.

La brave Martine, qui s’est arrogé de tout temps le privilège de dire très haut ce que chacun pense, est la première à donner une voix à sa déconvenue :

« Que tout est cher !… Et de mauvaise qualité !… Et peu abondant !… Les fruitiers vous font payer une livre de cerises vingt sous, et encore ils pèsent leurs doigts !… Vingt sous une livre de cerises ! Si ce n’est pas une onte !… Et voilà maintenant qu’il me faut acheter mon persil !… Non, c’est à leur jeter son panier à la tête. Acheter du persil quand il en pousse de quoi remplir une brouette, pour une pincée de graines… Moi, ça me fend le cœur… Et hier, ne sont-ils pas venus dans ma cuisine passer une police pour le payement de l'eau ?… Il faut payer l’eau, maintenant ! Encore, si elle était bonne ! Mais elle est remplie de vilaines choses, à ce qu’on me dit : des microbes, ils appellent ça… Chès, chès, j’en ai vu, moi, des hauts et des bas !… Que dirait « la pauvre maman » si elle savait qu’on achète ici l’eau à boire ? Elle en ferait une maladie, bien sûr !…

— Et les cotrets ? Tu oublies les cotrets, reprenait en antistrophe Le Guen, lequel, très soigneux du bien de ses maîtres, avait eu le matin même avec le charbonnier un « attrapage » dont il était encore vibrant. Quinze centimes un paquet de cotrets, gros comme mon poing ! C’est se moquer du monde, ma parole !

— Quand on pense aux fagots que m’apportaient mes négrillons, là-bas ! Et sais-tu, Le Guen, ils avaient du bon, ces pauvres noirs qui m’ont tant fait pester. Ils savaient reconnaître leur supérieur, et, si l’on appuyait d’une taloche la réprimande, ils l’acceptaient sans se rebiffer. Tandis qu’ici, il faut se mettre des manchettes pour dire à la fille de cuisine qu’elle est malpropre et que son ouvrage est faite au rebours du sens commun. Ah ! il en faut de la patience ! conclut avec conviction Martine, qui ne brillait pas précisément par cette vertu.

— Moi, dit Lina, ce qui me gène, c’est de ne pouvoir sortir seule ; de n’avoir plus mon poney à seller et brider moi-même, et, si la fantaisie m’en prend, de ne pouvoir faire avec lui un temps de galop de dix kilomètres dans la bonne fraîcheur de l’aube.

— Il ne tient qu’à toi, dit Gérard ; va chez un tailleur pour dames, commande un habit de cheval ; et, gantée, cravatée, sanglée selon l’ordonnance, viens, avec moi, faire un tour au Bois.

Le Bois !… Un bois, ce jardinet léché, peigné, ratissé ?… Mais il me semblerait chevaucher dans un salon ! L’allée des Poteaux, à la place de notre cher vieux veldt, et comme lions, ceux qui se font habiller rue de la Paix ?

Non, je perdrais trop au change !

— Ce qui me manque le plus, reprenait Colette, c’est le grand silence de la forêt. Dès le début, j’ai été étourdie par le tapage de Marseille ; et cette impression n’a fait que croître. Tout le monde me paraît ici pressé, agité, affairé, même les visiteurs ; je ne puis me faire à cette allure.

— Ah ! ces visites ! s’écrie Gérard, cette cérémonie artificielle, reste fossile de mœurs disparues, que l’on fait guindé sur sa chaise, parlant du bout des lèvres, répétant comme un automate le dernier cliché. Aussitôt écoulées les vingt minutes réglementaires, ma dame jette un coup d’œil à monsieur ; tous deux se lèvent comme mus par un ressort, pressés d’aller redire dans un autre salon les paroles identiques qu’ils viennent de prononcer chez vous !… De tous les usages absurdes et surannés qu’on entretient ici, je n’en connais pas de plus grotesque. C’est le protocole des cours, sans rien qui le nécessite ou justifie !

— C’est, d’ailleurs, une fonction qui tend à disparaître, dit M. Massey. Mais tu exagères toujours un peu, Gérard, en représentant la conversation parisienne comme plate et guindée. J’ai retrouvé des gens fort aimables… Vois mon ami Le Breton.