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P. PERRAULT

cinq francs, tout ce que je possède, que je me serais mis en route…

« Nous nous entendons de tout avec l’oncle Charlot ; je garnis une valise de linge, il me donne sa clef afin que je lui apporte son coffre ; il me remet trois cents francs pour le voyage, et me voilà parti sans dire autre chose à l’autr… à la vieil… à Mme Saujon que :

« — Bonsoir, madame, je m’en vais. »

« Qu’a-t-elle pensé ?… Je me le demande. Sitôt à Niort, je cours à l’hôtel des Étrangers. Il était quatre heures après-midi. Je vois en approchant une file de voitures qui déposaient du monde devant la porte. Quel encombrement ! d’un côté une noce, de l’autre un tas de messieurs venus pour dîner aussi.

« Je ne pesais pas gros, vous pensez, au milieu de tout ce monde !

« Je demande M. Marcenay à un garçon occupé à étendre un tapis sur le trottoir pour faire passer les dames, attendu qu’il pleuvait…

« Il me répond, sans avoir compris, je crois :

« — Voyez au bureau. »

« J’entre. Il y avait là, derrière le comptoir, un vieux bonhomme aussi affairé que les autres, et qui ne m’écoute pas davantage. C’est au facteur que je dois d’avoir pu être renseigné : il pénétrait dans l’hôtel en même temps que moi.

« Une fois son paquet de lettres à la main, le caissier s’approche d’un tableau noir muni de petites cases au-dessus desquelles étaient inscrits des numéros : ceux des chambres.

« Je le regarde faire, il place une lettre à l’adresse de M. Marcenay, au no 35.

« Je me dis :

« — Bon, je saurai où me rendre. »

« Et, quand le caissier s’informe enfin de ce je veux, je réponds :

« — À manger et une chambre. »

« Je n’étais plus si pressé de voir M. Pierre. Un tas de choses me trottaient dans la tête ; des choses qui n’y étaient pas entrées subitement ; j’y avais pensé le long de la route, mais sans parvenir à les débrouiller.

« Et voilà que là, dans cette petite salle j’étais en train de dîner, il me venait des idées à n’en plus finir.

« Comprenez ce que je vais vous dire, insista Greg, saisissant la main de sa vieille amie et la tenant serrée dans la sienne comme pour forcer son attention.

« M. Marcenay et son oncle apprendront que leur parent a volé ; — c’est sans le vouloir, vous avez bien entendu, appuya-t-il, tant cela le peinait que son cher protecteur fût atteint par cette action déshonorante ; — ils sauront que mon grand-père a réparé le mal de ce qu’il a pu, en donnant tout son avoir, hors le pain d’une année, au père du comte de Trop ; puis ils pourront encore savoir qu’il est mort : M. Aubertin le dira ; il l’a appris par cette lettre que ma mère Norite m’a conté avoir portée à la poste, très loin.

« Je les défie bien d’en découvrir plus long si je ne parle pas. Et c’est déjà suffisant pour les peiner, justes comme ils sont.

« Mais raconter à M. Pierre la vie de grand-père telle que je la tiens de ma mère Norite ?…

« S’il savait que le malheureux a été presque fou pendant deux ans ; qu’il a fallu tout son argent pour le soigner les premiers mois ; que, sans le dévouement de l’ami qui leur est resté fidèle, ils seraient morts de faim, sa fille et lui ; et que les parents de mon père, aussi bien que les Legonidec, les ont reniés, repoussés ; que les Chaverny ont même été jusqu’à accuser papa, lui qui avait sacrifié son avenir aux deux abandonnés, d’avoir agi par intérêt et profité d’une fortune volée !… S’il se doutait que mon grand-père n’a jamais pu se résigner à sa honte, quand même il ne la méritait pas, et que maman et mon père sont morts de chagrin autant que de maladie à cause de tout ça !… Tel que je connais M. Pierre, toute sa vie serait gâtée. Je serais forcé de m’en aller pour lui ôter ce souvenir de devant les yeux.

« M’en aller ?… répéta petit Greg lentement, d’une voix triste : non ! non ! Catherinette. Je resterai pauvre et à sa charge ; mais je ne le quitterai point. Et il sera heureux comme ça lui est dû.

« Voilà ma volonté. On saura — on sait à