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P. PERRAULT

arrive. Vous m’envoyez cette caisse. Ah ! que j’étais content ! Tenez, j’en ris encore. Faut que je vous embrasse ; il me semble que je vous ai mal dit merci dans ma lettre. Vous m’avez fait trop plaisir. Et pas rien que plaisir… Le livre de grand-père m’a mis dans le chemin de mon devoir. »

Il s’interrompit, le temps de tirer de son gousset sa précieuse montre.

« Qui pensez-vous qui m’ait fait ce cadeau ?

— Qui ? M. Marcenay, je suppose.

— Tout juste. Et savez-vous ce que c’est que cette montre-là ? C’est la sienne, quand il était au collège.

— Je comprends que tu l’aimes et que tu redoutes de le peiner.

— Oh ! oui. Mais écoutez depuis le commencement.

« Après que j’ai été guéri, il est donc parti en voyage. Nous voilà tout seuls, M. Saujon et moi, parce que… la vieille dame ne compte pas pour les autres, rien que pour elle, vu qu’elle ne s’inquiête que de soi.

« Je tenais compagnie à l’oncle Charlot, comme tout le monde l’appelle ; je faisais mes devoirs à côté de lui ; je lui lisais le journal : je le promenais dans son fauteuil roulant : c’est pareil que quand M. Pierre était là.

« Une fois, il se met à pleuvoir pendant la promenade. Nous étions chez bonne maman Lavaur, dans son jardin, avec Mlle Gabrielle, sa petite-fille.

« On se réfugie au salon, où les deux vieilles dames jouaient aux cartes.

« Qu’est-ce que vous pensez que faisait Mme Saujon, Catherinette ! Pas ce que j’ai découvert, bien sûr. Elle trichait ! oui ! oui ! elle trichait !

« Bonne maman n’y voit pas très clair ; « l’autre », — une expression témoignant de peu de considération dans l’esprit de Greg, à en juger par sa physionomie tandis qu’il articulait ce vocable, — « l’autre » en profitait pour reprendre dans ses plis le roi, l’as, ce dont elle avait besoin pour faire un beau coup.

« Je suffoquais !

« Une fois, deux fois, je parviens à tenir ma langue. Mais je ne pouvais pas endurer de voir ça toujours. La troisième fois, je dis :

« — Madame, vous l’avez déjà compté, ce roi-là ; il était dans vos plis.

« — Tu crois ? Tiens, j’ai une carte de trop, c’est vrai. Comment ai-je fait mon compte ? Je vous demande pardon, ma chère amie. »

« Mme Lavaur remarque :

« — Votre erreur tombait à point ; vous me comptiez quatre-vingts de rois, ce qui vous faisait gagner la partie, puisque vous jouez pour soixante-dix. »

« Quand même, elles continuent.

« Il n’en a rien été ce jour-là. Seulement la vieille dame sentait mes yeux braqués sur ses mains, elle n’osait plus tricher : et bonne maman Lavaur a gagné deux fois de suite.

« Je crois que c’est ce qui lui a donné l’éveil.

« Le soir, Mlle Gabrielle m’a pris à part. Elle avait l’air ennuyé. Elle m’a dit :

« — Ami Greg, j’ai eu tort de ne pas t’avertir. Ne dis plus rien, quoi que tu remarques. Laisse la tante de M. Pierre jouer comme elle l’entend. Si nous voulions nous mêler de leur bésigue, nous finirions par les faire se brouiller toutes les deux. Qu’importe le gain ou la perte, pourvu qu’elles s’amusent : nous ne sommes pas chargés de les reprendre… »

« Les jours suivants, il s’est trouvé que nous avons encore passé un moment au salon, mais je n’ai plus soufflé mot.

« Malheureusement, Mme Lavaur se méfiait. Elle avait ses lunettes et surveillait l’autre, je le voyais bien… Et, à la fin, elle l’a prise sur le fait.

« Elles se sont disputées toutes les deux ; si vous aviez entendu ça ! Bonne maman a jeté les cartes sur la table en déclarant qu’elle ne jouerait plus. Elles étaient rouges comme des crêtes de coq. Elles s’en sont dit des choses ! tout ce qu’elles imaginaient de plus désagréable !

« Mlle Gabrielle avait beau supplier :

« — Bonne maman, je vous en prie, taisez-vous ; Mme Saujon est distraite, vous le savez bien, tout le monde peut se tromper… »

« Bonne maman n’écoutait rien !