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leur effroi qu’ils sont rentrés précipitamment au port…

— Eh bien, depuis votre départ de Pétropavlovsk, demanda le docteur Filhiol, il vous est apparu, ce Briarée aux cinquante têtes, aux cent bras, ce descendant du fameux géant de l’antiquité qui menaçait le ciel et que Neptune enferma sous le mont Etna ?…

— Non, monsieur, déclara le capitaine King. Toutefois, le Saint-Enoch, comme le Repton, aura sans doute rencontré des épaves à la surface de la mer, des débris de pirogues, des corps de baleines qui ne semblaient point avoir été harponnées… Et ne peut-il se faire que ce soit le monstre marin signalé à Pétropavlovsk qui ait dévasté ces parages ?…

— Non seulement c’est possible, mais c’est infiniment probable, déclara le lieutenant Allotte, n’en déplaise à M. Bourcart et à M. Filhiol…

— Que voulez-vous, lieutenant ! répliqua le docteur ; tant que je n’aurai pas vu… de mes yeux vu… je resterai incrédule…

— Dans tous les cas, reprit M. Bourcart en s’adressant au capitaine King, ce n’est pas à l’attaque de ce kraken, calmar ou serpent, que vous attribuez la perte du Repton ?…

— Non, répondit le capitaine King, non… et pourtant, à en croire quelques-uns de mes hommes, notre malheureux navire aurait été saisi par des bras gigantesques, des pinces formidables, puis chaviré, puis entraîné dans l’abîme… Ils causaient de cela pendant que nos pirogues cherchaient le Saint-Enoch

— Eh ! fit M. Bourcart, les dires de vos matelots trouveront écho à mon bord !… En grande majorité, notre équipage est persuadé que ces monstres existent… Le tonnelier n’a cessé de lui servir toutes sortes d’histoires à ce sujet… À son avis, la destruction du Repton est due à quelque animal extraordinaire, qui tiendrait à la fois du serpent, du poulpe… Il est vrai, jusqu’à preuve du contraire, j’affirmerai que nos navires se sont échoués sur des récifs de formation récente que n’indiquent point les cartes du Pacifique…

— Cela n’est pas douteux, à mon avis, ajouta le docteur Filhiol, et il faut laisser raisonner et déraisonner là-dessus Jean-Marie Cabidoulin ! »

Il était neuf heures du soir. L’espoir que le Saint-Enoch se dégagerait la nuit ne pouvait guère être conservé. Le flot, on le sait devait même atteindre une hauteur moindre qu’à la marée précédente. Cependant, ne voulant rien négliger, le capitaine Bourcart fit mettre les embarcations dehors, après les avoir chargées des plus lourds espars. Inutile de songer à soulager davantage son navire, à moins d’amener ses mâts de hune et de perroquet avec leurs agrès, leurs voiles et leurs vergues. Ce serait là une grosse besogne, et, en admettant que le Saint-Enoch vînt à se renflouer, que deviendrait-il en cas que le mauvais temps le surprît alors qu’il serait presque désemparé ?… Enfin, le lendemain, si la brume se levait, si le soleil permettait une bonne observation, si la situation pouvait être déterminée avec exactitude, on verrait ce qu’il y aurait à faire.

Du reste, le capitaine Bourcart ni les officiers ne pensaient à prendre du repos. Les hommes, étendus sur le pont, n’avaient point regagné le poste. L’inquiétude les tenait éveillés. Seuls, quelques-uns des novices avaient lutté vainement contre le sommeil. Les éclats de la foudre ne les en eussent pas tirés, — ni la plupart des matelots du Repton, accablés de fatigue. Maître Ollive, lui, arpentait la dunette, tandis qu’un groupe de cinq à six hommes entourait le tonnelier, et, ce que racontait Jean-Marie Cabidoulin, il est trop facile de l’imaginer.

La conversation, qui se poursuivit dans le carré, devait amener cet habituel résultat que chacun s’entêterait davantage dans ses idées sur l’existence ou la non-existence du monstre marin. La discussion commençait même à s’échauffer entre le docteur Filhiol et le lieutenant Allotte.

Soudain un incident vint y mettre terme.

« Attention… attention ! s’écria M. Heurtaux qui s’était redressé d’un bond.

— Le navire est renfloué…, ajouta le lieutenant Coquebert.

— Il va flotter… il flotte !… » affirma Romain